Depuis plusieurs semaines, la Sécurité sociale est sous le feu des critiques les plus alarmistes. Pour commencer, la Cour des Comptes a rendu le 26 mai son rapport annuel sur les Lois de financement de la Sécurité sociale. Comme nous pouvions nous y attendre, le magistrat financier pointe le déficit prévisionnel de la Sécurité sociale : avec un résultat négatif attendu de -15 milliards d’euros, dont 13 pour la seule branche maladie, la Cour des comptes exprime sa vive préoccupation, d’autant que le déficit prévisionnel est supérieur de près de 5 milliards aux estimations. En cause, des hypothèses de croissance trop optimistes. Plus grave, la Cour des Comptes pointe un risque inédit de crise de liquidité. Dit autrement, la Sécurité sociale pourrait se trouver à court de capacité de financement de ses besoins de trésorerie en raison de déficits cumulés qui excéderait ses capacités d’emprunt. Il n’en fallait pas plus pour que l’ensemble du champ médiatique et politique conservateur s’en donne à cœur joie pour fustiger une institution au bord de l’asphyxie financière. Alors que l’Institution célébrera ses 80 ans le 4 octobre prochain, c’est un bien funeste anniversaire que notre Sécurité sociale s’apprête à fêter.
Avec 40 milliards d’euros d’économies demandées à la Sécurité sociale, le Gouvernement s’apprête à réaliser l’une des plus grandes saignées historiques dans les dépenses sociales. Mais surtout, le Président a engagé les partenaires sociaux à envisager une révision majeure des modalités de financement de la Sécurité et il souhaiterait réveiller le serpent de mer de la TVA sociale. Partant du principe que la Sécurité sociale est trop dépendante des revenus du travail, il s’agirait d’augmenter la TVA sur les biens de consommation pour alléger une fois encore les cotisations sociales patronales et redonner de la compétitivité aux entreprises. Ô surprise, le MEDEF a d’emblée exprimé son vif intérêt pour la mesure.
Disons-le tout net, derrière les arguties présidentielles se cache une entreprise délibérée de discréditation de la Sécurité sociale afin de préparer l’opinion publique à la destruction de notre modèle social, tant rêvée par le camp conservateur et par les entreprises privées d’assurance. Tâchons une nouvelle fois de débunker ce funeste argumentaire.
S’il est vrai que la Sécurité sociale sera déficitaire en 2025, il convient très largement de relativiser ce déficit. D’une part les 15 milliards d’euros de déficits sont à rapporter aux 640 milliards d’euros de dépenses annuelles des régimes de base soit 2,4 % des sommes en jeu ou l’équivalent de 8 jours de fonctionnement courant de la Sécurité sociale. Par ailleurs, les déficits de la Sécurité ont été divisés par trois depuis 2021. La cause de ce déficit ne tient nullement à la fraude sociale ou à un dérapage incontrôlé des dépenses. Elle tient, du côté des dépenses, d’une part aux mesures vitales du Ségur de la santé de revalorisation de la rémunération des soignants de notre pays dont la crise sanitaire a démontré la situation indigne et d’autre part, à la revalorisation des prestations dans un contexte d’inflation. Mais c’est surtout du côté des recettes que la situation de la Sécurité sociale a été profondément aggravée. L’atonie de la progression des salaires s’est traduite par un faible dynamisme des entrées de cotisations et contributions sociales d’autant que les progressions de salaire au voisinage du SMIC ne génèrent quasiment plus d’entrées de recettes complémentaires du fait d’exonérations quasi-intégrales de cotisations patronales à ce niveau de rémunération. S’ajoutent à cela que 2,6 milliards d’euros d’exonérations (en particulier sur les heures supplémentaires) ne donnent lieu à aucune compensation de la part de l’État depuis que le Président Macron a décidé de mettre fin à la règle de compensation intégrale en vigueur depuis 1994.
Les comptes de l’État, pourtant inférieurs en volume de près de 50 % aux dépenses de la Sécurité sociale, devraient présenter, pour leur part, un déficit de plus de 155 milliards d’euros soit 5,8 % du PIB. S’il existe un déficit excessif des comptes publics, il n’est donc pas à chercher du côté de la Sécurité sociale dont 96 % des dépenses reposent sur des prestations sociales et non des dépenses de fonctionnement. Plus encore, si l’on examine la situation financière de l’ensemble des administrations de Sécurité sociale (ASSO en comptabilité nationale), en y intégrant les comptes de l’assurance chômage et des organismes de retraite complémentaire, la situation est pour le moins troublante : l’INSEE nous enseigne en effet que les comptes sociaux seront excédentaires de plus de 2 milliards d’euros en 2025. Côté endettement, la situation est en apparence similaire : la dette non amortie de la Sécurité sociale confiée à la CADES est de 140 milliards d’euros, à des années-lumière des 3100 milliards d’euros de l’endettement de l’État.
Alors pourquoi la Cour des Comptes pointe-t-elle une hypothétique crise de liquidité d’ici la fin 2025 ? En réalité, la Cour rappelle que la Sécurité sociale se refinance exclusivement à court terme sur le marché monétaire. Chaque jour l’ACOSS (la branche financière de la Sécurité sociale) émet des billets de trésorerie et des emprunts monétaires de court terme pour faire face aux besoins de trésorerie de l’institution. Ces opérations quotidiennes ne posent strictement aucune difficulté car les prêteurs se bousculent pour acquérir des titres de dette de l’ACOSS. Mieux encore pendant toute la décennie 2010, l’ACOSS a pu emprunter sur le marché monétaire avec des conditions plus qu’avantageuses car elle a pu bénéficier de taux négatifs pendant plus de 10 années consécutives. Au final, et aussi incroyable que cela puisse paraître, les déficits de la Sécurité sociale lui ont ainsi rapporté près d’un milliard d’euros en 10 ans ! Sauf que la crise inflationniste a amené la Banque centrale européenne à remonter fortement ses taux directeurs. Depuis 2023, l’ACOSS doit à nouveau s’acquitter de charges d’emprunt même si les conditions de refinancement à court terme demeurent encore très favorables, sans commune mesure avec la charge de la dette que supporte l’État sur ses emprunts à long terme. En réalité, le problème se situe au niveau de la capacité d’emprunt à court terme de l’ACOSS. En effet, les besoins de refinancement cumulés génèrent un stock de dette qu’il devient de plus en plus difficile de gérer à court terme.
Ce n’est pas la première fois qu’un tel problème se pose, loin s’en faut, et la solution est déjà toute trouvée : l’endettement sera cette année encore transféré à la CADES dont la mission, depuis 1996, est précisément d’amortir la dette de la Sécurité sociale, autrement dit de transformer un emprunt de court terme en emprunts de moyen terme. Et l’on augmentera en conséquence la durée de vie actuellement limitée à 2033. La nécessité d’un transfert de dette à la CADES s’est posée avec acuité entre 2020 et 2023 avec des déficits exceptionnels générés par la crise sanitaire ; plus de 100 milliards d’euros ont ainsi été transférés dans l’indifférence générale. Il faut dire que l’on vivait dans l’ère du quoiqu’il en coûte. Or, avec 15 milliards potentiels de transferts en 2025, le volume de dette ACOSS à reprendre par la CADES est nettement plus mesuré. Alors pourquoi un tel emballement de la Cour des Comptes ?
Simplement car un transfert de la dette suppose d’affecter des ressources nouvelles sous forme de prélèvements obligatoires pour rembourser les emprunts (le principal) et payer des charges d’intérêt aux investisseurs, surtout dans un contexte de remontée des taux d’intérêt. Actuellement, l’amortissement de la dette sociale est financé par la CRDS (impôt siamois de la CSG au taux de 0,5 % qu’acquittent tous les travailleurs du pays), une fraction de CSG (ponctionnée sur les ressources de la Sécurité sociale et donc sur les prestations) ainsi qu’un transfert de fonds en provenance du fonds de réserve pour les retraites. Un nouveau transfert de dette ACOSS devrait par conséquent se traduire par une nouvelle affectation de CSG qui va peser une nouvelle fois sur le pouvoir d’achat des salariés et réduire les ressources de la Sécurité sociale.
La Cour des Comptes aurait pu poser une question autrement plus subversive : la gestion de la dette de la Sécurité sociale par la CADES est-elle légitime ? En effet, est-ce normal de confier l’endettement de la Sécurité sociale, autrement dit ses déficits cumulés, à un organisme financier autonome qui dépend de la finance internationale ? Pourquoi Alain Juppé, le père fondateur de la CADES, n’a-t-il pas opté par un transfert de l’endettement de la Sécurité sociale à l’Agence France Trésor qui assure l’émission de titres de dette de l’État français ? D’autant que l’endettement de la Sécurité sociale provient quasi exclusivement des décisions politiques de l’État, via ses gouvernements successifs ! Car au total, la gestion de la dette par la CADES coûte au contribuable près de 19 milliards d’euros par an sous forme de CRDS et de CSG. Soit plus que le déficit de la Sécurité sociale.
Nous en arrivons au véritable enjeu de cette campagne actuelle de dénigrement de la Sécurité sociale. Le Gouvernement Bayrou, en s’appuyant sur le rapport de la Cour des comptes, mène actuellement une campagne de dramatisation afin de préparer l’opinion publique à de nouveaux sacrifices sociaux pour mieux masquer son souhait d’approfondir encore les cadeaux concédés aux grand Patronat français. Or, c’est bien de ce côté-ci qu’il convient de trouver les causes des déficits de la Sécurité sociale. Les dispositifs d’allégement de cotisations patronales ont atteint en 2024 un record historique faramineux : si l’on cumule l’ensemble des mesures d’exonération et la transformation du CICE en allégement pérenne de cotisations sociales, près de 80 milliards d’euros d’exonérations d’allègements de cotisations ont ainsi été concédés aux entreprises françaises ; 100 milliards si l’on y ajoute les autres mesures d’exemption d’assiette (prévoyance complémentaire d’entreprise, épargne salariale etc.). À l’heure où la presse conservatrice fustige l’assistanat, elle serait ben inspirée de pointer du doigt les premiers assistés de notre pays : le grand patronat français. Au nom du rétablissement de la compétitivité des entreprises et de la politique de l’offre, la rémunération du travail a connu un choc d’austérité colossal par le biais d’un assèchement des ressources essentielles de la Sécurité sociale : la cotisation sociale. Or, pour compenser ce manque à gagner (partiellement, car une partie des exonérations ne sont plus compensées), les gouvernements successifs n’ont d’autre choix que de soumettre les Français à une funeste alternative : soit une augmentation de leurs impôts (la CSG et la TVA sociale demain) soit la réduction massive des prestations sociales, des remboursements de soin et une probable nouvelle réforme des retraites. À moins que ce soit les deux à la fois.
Si cela créait au moins de l’emploi ? pourrait-on se demander. C’est précisément là que le bât blesse. Car de nombreux économistes sérieux nous démontrent que les mesures d’abaissement des cotisations sociales n’ont en rien permis d’améliorer la situation de l’emploi. Quelque 100 000 emplois seraient peut-être directement liés aux mesures d’exonérations et encore sous forme d’emplois précaires et mal rémunérés. En réalité, les exonérations ont surtout servi à accroître les marges bénéficiaires des grandes entreprises du CAC 40 pour leur permettre de verser des niveaux record de dividendes aux actionnaires (100 milliards d’euros en 2024).
L’agitation médiatico-politique autour de la TVA sociale n’est qu’un énième épisode d’une funeste comédie. Outre que la TVA sociale existe déjà (rappelons que 28 % de la TVA collectée dans notre pays sont d’ores et déjà consacrés à compenser les exonérations de cotisations patronales) et qu’elle a démontré son inefficacité économique, la TVA sociale qu’envisagent le Gouvernement Bayrou et le Président Macron, consistera à taxer davantage les prix à la consommation et pèsera lourdement sur la consommation populaire avec, au surplus, un risque de tarissement de la demande intérieure et de contraction du PIB. En outre, la TVA sociale n’apportera guère de ressources supplémentaires à la Sécurité sociale car le gouvernement envisage d’emblée de la répercuter en nouvelles baisses de cotisations patronales. Et n’espérons pas que les employeurs répercutent ces baisses en augmentations de salaire. Depuis 30 ans que l’on allège les « charges patronales » pour satisfaire le MEDEF, aucune augmentation des salaires n’a jamais été constatée : les entreprises choisissent évidemment d’accroître leurs mages et privilégient la rémunération des actionnaires.
Il est temps de rompre avec cette logique mortifère dans laquelle nous entraînent les Gouvernements conservateurs qui se succèdent depuis 30 ans.
Rappelons une fois encore à nos chers Gouvernants que les cotisations sociales ne sont pas des charges mais une part socialisée des salaires : réduire les cotisations patronales revient à réduire les salaires ;
Rappelons-leur que les déficits de la Sécurité sociale représentent moins de 10 % du déficit de l’État, que son endettement représente 4,5 % de la dette publique de notre pays et que les comptes de la Sécurité sociale étaient à l’équilibre avant la crise sanitaire. Or c’est sur la Sécurité sociale que vont reposer l’essentiel des mesures austéritaires que s’apprête à faire voter le Gouvernement Bayrou ;
Rappelons-leur que les déficits de la Sécurité sociale proviennent essentiellement d’un tarissement délibéré de ses recettes sous forme d’exonérations faramineuses de cotisations sociales, partiellement non-compensées, couplées à des politiques austéritaires qui freinent depuis 30 ans la progression des salaires et de l’activité ;
Rappelons-leur que les allégements de cotisations sociales ont démontré depuis trente ans leur incapacité manifeste à améliorer la situation de l’emploi de notre pays et elles nourrissent directement la rémunération des actionnaires liés à la finance internationale et ce, au détriment des salaires et de l’investissement productif ;
Rappelons-leur qu’il revient à l’État d’assumer la charge (très relative) de la dette de la Sécurité sociale dès lors que ce sont les décisions politiques qui en sont à l’origine ; il est urgent d’interpeller directement nos dirigeants sur la l’illégitimité de la CADES qui n’est rien d’autre qu’une créature inventée par Alain Juppé pour placer la Sécurité sociale sous l’emprise de la finance internationale ;
Rappelons-leur que la CSG ou la TVA sociale consistent à faire payer les travailleurs et les consommateurs issus des classes populaires de notre pays, augmentant chaque jour le sentiment de matraquage fiscale dont elles se sentent, à juste titre, victimes ;
Rappelons-leur que la réduction des dépenses de Sécurité sociale vise uniquement à nourrir le marché juteux de la prévoyance d’entreprise et des assurances complémentaires, liées elles-aussi à la finance internationale, et dont les coûts de gestion sont infiniment plus élevés que ceux de la Sécurité sociale et pour une efficacité moindre ;
Rappelons-leur qu’un plan de 40 milliards d’euros d’économies sur les dépenses sociales s’apparente à un véritable suicide social et économique pour notre pays dans un contexte d’explosion des inégalités, de paupérisation de la partie la plus fragile de la population et d’asphyxie de l’hôpital public.