LE REVENU D’EXISTENCE, UNE IDÉE ANCIENNE QUI CONNAIT UN REGAIN D’INTÉRÊT
L’introduction d’un revenu d’existence est une idée déjà ancienne qui a donné lieu à une intense littérature et à d’importantes controverses, principalement dans les années 1990. Reposant sur le postulat de la raréfaction du travail et de l’incapacité des systèmes de protection sociale à procurer une couverture sociale décente aux citoyens dans un contexte de chômage de masse, le revenu d’existence consiste schématiquement à verser à l’ensemble des citoyens une allocation universelle dont la finalité serait de constituer un plancher de revenus permettant à chaque individu de disposer des ressources nécessaires pour satisfaire ses besoins élémentaires et ce, de manière inconditionnelle.
Le revenu d’existence a donné lieu à de nombreux développements littéraires sous des formes et des dénominations diverses : revenu de base (Yoland Bresson), allocation universelle (Philippe Van Parijs), revenu de citoyenneté (Alain Caillé), Basic income (Jeremy Rifkin) ou revenu d’existence (André Gorz) ; liste non exhaustive. Par commodité, nous utiliserons par la suite le terme « revenu d’existence » ou « revenu universel » pour qualifier indistinctement l’ensemble de ces concepts.
Après être tombé en désuétude relative, le revenu d’existence connaît actuellement un regain d’intérêt, notamment en France. Citons à cet égard les travaux de Baptiste Mylondo en faveur de la création d’un revenu universel teinté de conceptions décroissantes. Mais c’est le philosophe libéral Gaspard Koenig et son ami Marc de Basquiat (président de l’AIRE fondée par Bresson), qui occupent actuellement une position centrale dans le débat public en matière de promotion du revenu d’existence. Très actifs dans le champ médiatique et intellectuel, ils sont devenus les hérauts d’un revenu d’existence selon une approche libertaire (et très libérale d’un point de vue économique) qui opère une certaine synthèse de la littérature consacrée à ce sujet.
Alain Caillé[1] résume leur position :
- L’égalité. Tous y ont droit en raison de l‘égalité foncière des humains.
- L’émancipation. Il est le moyen de sortir d’une situation d’aliénation ou de stigmatisation. Martin Luther King voyait ainsi dans le versement d’un même revenu à tous, blancs ou noirs, le moyen d’émanciper les noirs de leur condition spécifique.
- La technologie. Parce qu’il n’y a ou qu’il n’y aura plus assez d’emplois pour tout le monde, il faut bien trouver un autre fondement que le travail à la, distribution des revenus.
- La compensation. C’est l’argument de Thomas Paine. Parce que la vie en société place certains dans une situation moins bonne que celle qu’ils auraient eue en restant en état de nature, il faut compenser leur perte.
- La responsabilité individuelle. C’est l’argument de Milton Friedman. La valeur à maximiser est la liberté individuelle, qui implique responsabilité.
- Le réal-libertarisme. C’est l’argument de Philippe Van Parijs (et de G. Koenig). Il n’y a pas de liberté effective possible sans les moyens économiques et financiers de cette liberté.
Alain Caillé estime pour sa part que cette approche est incomplète et critiquable. Selon lui, cette vision du revenu d’existence occulte en particulier toute dimension productive (fondée sur le mérite des individus) et morale (qu’elle tire ses fondements d’une approche égalitaire, spirituelle ou humaniste). Caillé oppose à la vision libertaire de Koenig et alii une approche convivialiste organisée selon quatre principes :
- Un principe de commune humanité
- Un principe de commune socialité
- Un principe de légitime individuation
- Un principe d’opposition constructive (« s’opposer sans se massacrer »).
Pour conclure, Alain Caillé exhorte les promoteurs du revenu universel à se réunir derrière un principe d’inconditionnalité conditionnelle. Autrement dit, le revenu universel supposerait une inconditionnalité dans son versement qui demeurerait soumise à une contrepartie de l’individu sous forme de dons.
Nous devons terminer ce panorama (très partiel) du champ idéologique contemporain relatif au revenu universel (ou d’existence) en faisant référence au sociologue et fondateur du Réseau salariat, Bernard Friot (voir encadré), qui a popularisé depuis une dizaine d’années la thèse du salaire à vie, lequel se départit nettement du revenu d’existence dans sa forme et sa finalité. Bien que l’auteur dénie toute parenté entre le salaire à vie et le revenu d’existence, le projet de Bernard Friot s’inscrit à tout le moins dans la famille des projets de société visant à garantir à tous un revenu déconnecté d’un emploi. La particularité du salaire à vie de Friot réside dans le fait qu’il consiste en une généralisation des mécanismes de salaire socialisé mis en œuvre par la Sécurité sociale et son mode de financement originel : la cotisation sociale entendue comme socialisation du salaire.
Depuis que la candidat socialiste Benoît Hamon a inscrit la création d’un revenu d’existence dans son programme de campagne lors de l’élection présidentielle de 2017, le revenu d’existence a pris une dimension politique nouvelle et a semblé séduire de nombreux français malgré le faible score électoral obtenu par le candidat socialiste. Fin 2017, huit Conseils départementaux dirigés par des socialistes ont annoncé qu’ils se lanceraient dans une expérimentation d’un tel revenu. Benoît Hamon n’est toutefois pas le premier « politique » à se saisir de la question du revenu d’existence ; avant lui Christine Boutin s’était déjà prononcée en faveur de la création d’un revenu de base.
La mise en œuvre d’un revenu universel n’est pas une préoccupation strictement française loin de là, puisque la Finlande a décidé depuis 2017 d’expérimenter le versement d’une allocation de 560 euros par mois pour deux mille bénéficiaires tirés au sort. De même, les Suisses auraient pu être amenés à se prononcer sur la mise en œuvre d’un revenu de base universel de 2 500 Francs suisses (2 000 € environ) à la suite d’un référendum d’initiative populaire. Cependant la votation n’a pas recueilli les 100 000 signatures nécessaires. La mise en œuvre, dès les années 1970, d’un « fonds permanent » en Alaska mérite également d’être citée au titre des expériences de redistribution générale des fruits de la rente pétrolière[2]. Toutefois, il est difficile de tirer des enseignements généraux de ces expérimentations aussi réduites, rendues possible par l’existence, au sein de ces pays, de structures socio-économiques tout à fait particulières et présentant peu d’analogies avec celles de la France.
LE REVENU D’EXISTENCE : UNE ARME NÉO-LIBÉRALE D’ACTIVATION DES DÉPENSES SOCIALES ?
Comme nous venons de le voir, le revenu d’existence a donné lieu à une abondante littérature, sous des formes, des appellations et des modalités diverses. Cette diversité est renforcée par le fait que les auteurs et personnalités qui soutiennent une telle initiative proviennent d’horizons idéologiques et politiques très hétérogènes : néo-marxistes, décroissants, catholiques, sociaux-démocrates et surtout néo-libéraux. Derrière cette hétérogénéité idéologique (de façade), les partisans du revenu d’existence ont en commun d’envisager le dépassement du modèle de protection sociale né au lendemain de la seconde guerre mondiale, fondé sur protection des travailleurs, et son financement par la cotisation sociale en tant que mode de socialisation du salaire. Certes les fondements téléologiques diffèrent selon les auteurs et les modèles de revenu d’existence mais pour la plupart d’entre eux, le revenu d’existence serait la conséquence logique de la « fin du travail » [Rifkin[3], Koenig et alii] liée la progression ininterrompue des gains de productivité du travail induits par le progrès technique. La version « décroissante » du revenu d’existence [Mylondo[4]] est également sur cette ligne même si l’on peut y trouver une analogie avec le « droit à la paresse » popularisée par Paul Lafargue[5] conjointement à un souhait d’opérer une rupture avec le consumérisme.
Tous s’accordent en revanche pour considérer le revenu d’existence comme un plancher de ressources dont le montant se situerait peu ou prou au niveau des minima sociaux actuels, niveau de ressources éventuellement majoré selon les caractéristiques du foyer, voire agrémenté de droits sociaux complémentaires tels que l’assurance maladie. Si les libertaires et les décroissants estiment que le revenu d’existence doit permettre aux individus de se libérer de l’obligation de travailler, la plupart des auteurs qui occupent une position centrale dans le débat défendent à l’inverse l’idée que le revenu universel devrait être incitatif au travail [Van Parijs et alii[6], Bresson]. Autrement présenté, le revenu d’existence, dans sa version la plus communément admise, prendrait tout son sens en cela qu’il aurait vocation à être cumulé avec d’autres sources de revenu issues de l’emploi, même à temps partiel.
PETIT PANORAMA DES MESURES D’ACTIVATION DES DÉPENSES DE SOLIDARITÉ
Le danger du revenu d’existence tient avant tout à son potentiel de séduction, d’autant qu’il a tous les atours d’une innovation sociale permettant de redonner une dignité aux plus démunis inscrits dans le cercle vicieux du chômage de masse et de l’assistance sociale. Pourtant, même à leur insu (Benoît Hamon ?), les promoteurs du revenu d’existence s’inscrivent pour la plupart dans le cadre théorique néo-libéral de « l’activation des dépenses de solidarité ». En réponse à l’existence supposée de « trappes à inactivité », à savoir l’idée selon laquelle les mécanismes d’assistance sociale (tels que le RSA) renforceraient l’inactivité de ceux qui en bénéficient en les dissuadant de reprendre une activité salariée, la théorie économique libérale a contribué à populariser, depuis plusieurs décennies, cette notion de « trappe » et à qualifier de « passives » les dépenses d’assistance dès lors qu’elles ne se traduisent pas par un retour rapide à l’emploi. Promues avec force par les organisations internationales (FMI, OCDE, Banque Mondiale), ces thèses néo-libérales ont débouché sur la remise en cause de l’assistance sociale aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne dans les années 1990 et conduisent partout à déréguler le marché du travail et à limiter le droit à l’assurance chômage. Cette stratégie vise à inciter, d’une part, les personnes sans qualification à accepter des « petits boulots » et à maquiller, d’autre part, les statistiques du chômage en poussant, de gré ou de force, les plus inemployables à sortir de la population active.
Or, de ce point de vue, le revenu d’existence n’est rien d’autre que la version maximaliste de l’impôt négatif popularisé en 1960 par Milton Friedman[7], chef de file de l’école ultralibérale de Chicago. Le principe d’impôt négatif entend compléter le revenu des plus pauvres tout en incitant ceux-ci à reprendre une activité professionnelle même partielle. L’impôt négatif repose sur le principe d’un complément de ressources ou d’un crédit d’impôt qui progresserait en même temps que les revenus d’activité professionnelle. Cette progressivité vise en effet à inciter ses bénéficiaires qui n’ont pas d’activité professionnelle et situés dans les plus bas niveaux de rémunération à rechercher une activité rémunérée, même parcellaire car l’accroissement de leurs revenus professionnels se traduirait par davantage d’aides perçues. Ce n’est qu’au-delà d’un certain seuil de revenus (R) que l’impôt négatif (donc les aides versées) commencent à devenir dégressives avant de s’annuler (R’) puis devenir positif ; dans ce cas les bénéficiaires devront acquitter un montant d’impôt supérieur au montant des aides versées, l’impôt négatif prenant la forme d’un simple crédit d’impôt.
SCHÉMA EXPLICATIF DE L’IMPÔT NÉGATIF
Le principe d’impôt négatif a été introduit en France, certes dans une forme très atténuée, avec l’instauration de la prime pour l’emploi (2001) transformée par le Premier ministre Manuel Valls en Prime d’activité en 2016 (par fusion du RSA-activité et de la prime pour l’emploi).
Une approche plus coercitive d’activation des dépenses de solidarité repose sur les logiques dites de workfare (contraction de work [travail]et de welfare [bien-être]). Expérimenté aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne (mais aussi en France avec le très éphémère Revenu minimum d’activité, 2004), le workfare consiste à soumettre les bénéficiaires de prestations d’assistance sociale à une contrepartie obligatoire sous forme d’occupation d’un emploi d’intérêt général, très largement subventionné et fortement précarisé. Supposant que la pauvreté est la conséquence d’une oisiveté choisie des individus, le workfare renoue avec le traitement stigmatisant de la pauvreté, mâtiné d’une culpabilisation des pauvres que l’on retrouve dans la doctrine sociale d’obédience chrétienne.
LE REVENU D’EXISTENCE SOCIAL-LIBÉRAL : UNE CHIMÈRE QUI REPOSE SUR LES LEVIERS TRADITIONNELS DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ
L’introduction du revenu d’existence dans le programme du candidat socialiste Benoît Hamon en 2017 a remis au goût du jour l’idée d’un revenu d’existence, bien que les hésitations et le flou qui ont entouré ses déclarations ne nous permettent pas de véritablement cerner le modèle auquel il se réfère. Benoît Hamon a, depuis, affiné son propos. Il préconise la création un revenu unique d’existence (RUE) de 600 euros par mois (soit peu ou prou le montant de l’actuel RSA) versés à tous les résidents touchant moins de 1,9 SMIC. Mais un nouveau prélèvement fiscal devrait être mis en œuvre pour financer le dispositif de telle sorte que le RUE serait dégressif et qu’à partir de 1,4 SMIC le montant de ce nouveau prélèvement « annulerait » le RUE. Si l’on ajoute à cela le fait que les autres prestations sociales (prestations familiales, allocations chômage etc …) seraient partiellement déduites du revenu d’existence, nous commençons à comprendre que la révolution annoncée consisterait à fusionner RSA et prime d’activité sans améliorer fondamentalement la situation sociale des bénéficiaires actuels de ces prestations, à l’exception notable des 18-25 ans qui seraient concernés par cette mesure. Pour un coût estimé à 35 milliards d’euros. Néanmoins, à ce stade, nous sommes en droit de poser une question naïve : ne serait-il pas plus simple d’étendre directement le RSA aux moins de 25 ans ? Plus globalement, de par sa construction et son mode de calcul, le modèle que propose Benoît Hamon, ressemble à s’y méprendre à un système d’impôt négatif, à la différence près qu’il serait intégralement dégressif.
Le revenu d’existence de Benoît Hamon n’apparaît pas si différent du projet de « minimum décent » de Manuel Valls. Une appellation qui recouvre un projet de réforme des minima sociaux qui ressemble de très près à une allocation sociale unique. En effet, l’ex-Premier ministre proposait de fusionner une dizaine de minima sociaux « afin de permettre à toute personne dépourvue de ressources de mener une vie décente ». Ce minimum sera donc versé sous condition de ressources et pour « toute personne âgée de plus de 18 ans et résidant régulièrement sur le territoire national » pour un montant dont le montant pourrait aller jusqu’à 800 euros, ce qui demeure inférieur au seuil de pauvreté.
Cette proposition fait écho à d’autres propositions exprimées à gauche (Montebourg) et à droite autour d’une « allocation sociale unique » avec des périmètres plus ou moins larges et des coûts différents. Tous s’accordent en revanche sur la nécessité de circonscrire leur revenu d’existence aux seules catégories les plus défavorisées de la population en soumettant cette prestation à conditions de ressources. De fait, un tel dispositif s’éloignerait fondamentalement du principe de revenu universel versé à l’ensemble des citoyens et nous peinons à voir ce qui le distinguerait des dispositifs existants de minima sociaux et d’impôt négatif. Le rapport Sirugue remis à Manuel Valls en 2016 nous renseigne de manière univoque sur ce point : il propose en réalité de fusionner une dizaine de minima sociaux existants (RSA, ASS, AAH, ASPA etc) et la prime d’activité, qui est un dispositif de soutien aux actifs à bas revenus, au sein d’une allocation unique rebaptisée depuis en « revenu unique d’activité » (RUA). Hormis une simplification administrative des modalités de gestion des dispositifs existants d’assistance et de soutien aux actifs à faibles revenus, le RUA ne modifierait pas significativement les conditions d’accès à ces prestations ni même la démographie de ses bénéficiaires. Tout en posant des problèmes nouveaux, notamment pour les handicapés bénéficiaires de l’AAH qui pourraient cesser de bénéficier de prestations plus avantageuses liées à leur statut d’handicapés.
Le revenu d’existence d’obédience sociale-libérale ressemble, dans ces conditions, à une chimère visant à étendre à la marge les dispositifs traditionnels de lutte contre la pauvreté. Précisons que la mise en place d’un continuum de prestations d’assistance constituées des anciens minima sociaux catégoriels (allocations aux adultes handicapés, allocation de solidarité aux personnes âgées), du RSA ainsi que les couvertures sociales liées (CMU-Complémentaire[8], aides au logement) est à la fois à un impératif social et l’aveu criant de l’échec des méthodes néo-libérales de lutte contre la pauvreté. Impératif social, car aujourd’hui près de 13 % de foyers vivent des minima sociaux, soit 4 millions de personnes. Leur versement relève dans ces conditions d’une question de survie pure et simple pour les plus pauvres des citoyens français embourbés dans une situation de chômage de masse et d’exclusion. Echec ensuite, car les dispositifs de lutte contre la pauvreté n’ont en rien permis le retour attendu à l’emploi des inactifs tombés dans les supposées trappes à inactivité. La politique de lutte contre la pauvreté constitue dans ces conditions une solution pour le moins stigmatisante d’assistance aux individus les plus défavorisés, par ailleurs soumis à un contrôle bureaucratique extrêmement resserré afin de lutter contre les prétendues fraudes aux minima sociaux et autres fantasmes autour des préférences individuelles pour l’inactivité.
Par ailleurs, il faut bien percevoir que les mesures d’assistance orientées vers les plus démunis et justifiées uniquement par la reconnaissance politique du statut de « pauvres » tendent à nourrir l’antagonisme entre « insiders » et « outsiders » du droit social, autrement dit entre ceux disposant d’un contrat de travail stable en Contrat à Durée Indéterminée (CDI) et ouvrant droit à des droits sociaux associés et ceux, précaires et exclus de l’emploi salarié qui ne peuvent prétendre qu’au produit de la solidarité nationale.
Or, les dispositifs de solidarité sont générateurs de fixations sociales au sein de la frange la plus fragilisée des travailleurs. Ainsi, les travailleurs modestes, situés dans l’entre-deux social, « trop pauvres pour être riches et trop riches pour être pauvres », se sentent au bout du compte les réels laissés pour compte de ces mesures de solidarité auxquelles ils ne peuvent prétendre tout en demeurant exclus du bénéfice des prestations et revenus issus du patrimoine et de l’épargne[9]. L’actualité politique récente nous démontre à quel point les dispositifs de d’assistance encouragent les ressentiments populistes et la défiance à l’égard des « assistés », dont les aides sociales encourageraient leur prétendue oisiveté. Idée simpliste mais compréhensible étant donné le sentiment de déclassement auquel font face les travailleurs modestes qui voient leurs droits sociaux systématiquement remis en cause.
LE COÛT DU REVENU UNIVERSEL EST-IL COMPATIBLE AVEC L’HÉRITAGE DU CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE ?
Si l’on analyse en détail ses caractéristiques et les conséquences pratiques de son instauration, le revenu d’existence marquerait, à mes yeux, la fin définitive du système social français né du programme du Conseil National de la résistance. Mais avant d’en arriver à cette conclusion, commençons par examiner la critique la plus prosaïque généralement adressée à l’endroit du revenu d’existence : son coût faramineux.
Dans sa version totalement universelle, c’est-à-dire versé à l’ensemble des résidents du pays sans tenir compte des ressources obtenues par ailleurs, un tel dispositif serait absolument ruineux. Un rapide calcul du coût d’une telle mesure donne en effet le vertige, comme l’ont justement pointé Denis Clerc et Robert Lafore dès les années 1990[10]. Même en réservant le revenu d’existence aux plus de 18 ans, et en limitant le montant de l’allocation à 650 euros par mois, un dispositif étendu à l’ensemble de la population française coûterait 400 milliards d’euros environ, soit à peu près le niveau actuel des dépenses de la Sécurité sociale versées chaque année. En d’autres termes, et sauf à doubler la part des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales) dans l’économie, le revenu d’existence aurait, selon toute vraisemblance, pour vocation à se substituer intégralement à tout ou partie des droits sociaux actuels : retraite, assurance maladie, allocations familiales, risques professionnels et autres revenus de remplacement (chômage, invalidité etc…).
D’aucuns rétorqueront qu’il est tout à fait possible, voire indispensable, de concilier l’introduction d’un revenu d’existence et le maintien de la Protection sociale actuelle, en particulier l’assurance maladie et notre système de retraite par répartition. Fromage et dessert en somme. Et de proposer à cette fin l’instauration d’une taxe sur les robots, de taxer les transactions financières, voire de financer le revenu d’existence par de la création monétaire déconnectée de l’économie réelle…
Mais est-ce vraiment sérieux ? Dans un contexte économique capitaliste mondial guidé par les intérêts de la finance et des multinationales, qui exacerbe la guerre économique entre les Nations et la mise en concurrence des travailleurs au nom de la réduction des coûts, qui fustige les impôts et les charges au nom de la compétitivité, et qui promeut la responsabilité individuelle contre les régulations collectives d’ordre public, peut-on vraiment croire qu’il serait envisageable de maintenir les 25% de PIB consacrés à la Protection sociale actuelle tout en mobilisant 25 autres % pour instaurer un revenu d’existence ? A fortiori dans un contexte de fustigation généralisée des prélèvements obligatoires relayée ad nauseam par le système médiatico-politique et les institutions internationales ? En toute vraisemblance, il faudra choisir entre :
- le revenu d’existence ou la préservation de la Sécurité sociale adossée au salaire des travailleurs ;
- l’impôt et les taxes acquittés par les contribuables dans un cadre de redistribution de revenus entre les citoyens ou la cotisation sociale impliquant une contribution patronale au salaire socialisé des salariés et à la reconnaissance salariale du temps individuel des travailleurs ;
- une régulation sociale fondée sur les « capabilités » individuelles ou une régulation collective des relations sociales fondées le droit social des salariés.
En conséquence et toutes choses égales par ailleurs, le maintien d’une couverture sociale pour la santé et la retraite notamment, contraindrait les bénéficiaires du revenu d’existence de consacrer une part non négligeable de leur épargne à la souscription de contrats de prévoyance complémentaire et/ou de constituer de l’épargne de précaution. Cela ouvrirait grand les vannes du marché juteux des assurances privées avec tous les dangers que cela suppose : sélection du risque, financiarisation de l’économie, renchérissement du coût de l’immobilier et accroissement des inégalités. En outre, le financement du revenu universel impliquerait d’accroître massivement la fiscalité, soit par le biais d’une augmentation importante des taux d’imposition ou en mobilisant de nouvelles ressources fiscales.
LE REVENU D’EXISTENCE : ROMPRE AVEC LA CENTRALITÉ DU TRAVAIL AU CŒUR DU CLIVAGE POLITIQUE
Indépendamment de toute question de financement, le projet politique relatif au revenu d’existence suppose un modèle de société qui romprait de manière définitive avec la centralité du travail au cœur de la conflictualité inhérente au capitalisme et, partant, du clivage politique droite-gauche. Si certains thuriféraires du revenu d’existence insistent sur la « fin du travail » afin de permettre aux individus de percevoir un revenu indépendamment de toute obligation de travailler, il faut en réalité y percevoir un souhait affirmé de mettre fin au salariat en tant que classe sociale politiquement constituée des travailleurs.
Commençons par déconstruire le constat de fin du travail. Il s’agit à mes yeux d’un contresens complet. Jamais le besoin de travail n’a été aussi important : les activités intellectuelles culturelles et d’enseignement, les activités de soin, l’agriculture paysanne, le temps associatif, les besoins non-satisfaits de services publics dans les zones péri-urbaine et rurales sont autant d’exemples qui démontrent l’abondance du besoin de travail humain. Par ailleurs, de nombreuses destructions d’emplois induites censément par l’automatisation des processus de production reposent en réalité sur un transfert déguisé du travail humain vers les usagers et les consommateurs de biens et services et ce, en dehors de toute rémunération. Citons l’exemple des caisses automatiques dans la grande distribution, accusées à tort de détruire l’emploi des caissières de supermarchés en rendant leur travail inutile. Or, dans les faits, les caisses automatiques ne détruisent pas le travail d’enregistrement et d’encaissement des produits, elles se contentent de basculer les activités des caissières sur les clients eux-mêmes ! Cet exemple peut être repris à propos des feuilles de soins électroniques par lesquelles les médecins codent les actes médicaux pour le compte de l’assurance maladie, ou encore les déclarations trimestrielles de revenus que saisissent les bénéficiaires de RSA sur internet en lieu et place des techniciens des Caf. Soit, autant d’évolutions technologiques qui ont permis de détruire des dizaines de milliers d’emplois salariés de la Sécurité sociale, non pas en rendant leur travail caduc, mais en reportant leur travail administratif de saisie sur les usagers eux-mêmes.
Or, l’enjeu n’est pas tant de savoir s’il serait nécessaire de freiner le progrès technique que de poser la seule question qui vaille : à qui profitent les gains de productivité induits par le progrès technique ? Aux salariés, au travers d’une baisse du temps de travail, d’une augmentation des salaires, ou d’une création d’emplois de service public ? Ou aux propriétaires des moyens de production sous forme de dividendes versés aux actionnaires ?
En réalité, ce que sous-entend la fin du travail chez les partisans du revenu universel est l’acceptation d’une situation de pénurie d’emplois marchands découlant de la désindustrialisation massive des économies occidentales dans un contexte capitaliste transnational et financiarisé, régi par la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes, et dans lequel les grandes multinationales se trouvent en situation de quasi-gouvernance mondiale. Dans ce cadre, le Grand Patronat a réussi à imposer sa norme comptable : les contributions publiques, les impôts et les cotisations sociales sont, à leurs yeux, des « charges » qui nuisent à la compétitivité et à la valorisation boursière des entreprises. L’heure est à la baisse des impôts et à la réduction des salaires et des « charges » autrement dit, les vecteurs traditionnels de partage de la valeur ajoutée au profit des travailleurs.
Au lieu d’en appeler à une transformation d’ensemble des modalités de soutien à l’économie, de définition d’une véritable stratégie industrielle ou de discuter des conditions d’un libre-échangisme générateur de coûts sociaux et environnementaux insupportables, les tenants du revenu d’existence entendent simplement accompagner la destruction d’emploi induite par le capitalisme financiarisé en apportant des solutions de survie pour les laissés pour compte du marché de l’emploi. Or, non seulement les solutions proposées n’ont aucune vocation à résoudre les causes du déclin économique structurel de notre pays mais elles ont, au surplus, pour vocation à accélérer le désarmement des travailleurs face au Patronat.
De ce point de vue, les défenseurs du revenu d’existence ne se risquent guère à remettre en cause le paradigme capitaliste néo-libéral. Plus grave, ils tournent le dos au combat séculaire de la classe laborieuse en faveur d’un partage de la valeur ajoutée et des gains de productivité du travail au profit des travailleurs. Les promoteurs du revenu d’existence rejettent ainsi la résolution salariale de la conflictualité inhérente aux relations de travail qui caractérisait pourtant l’histoire sociale de notre pays (des grandes lois sociales de la IIIème République au programme du Conseil national de la résistance, en passant par les grandes grèves du Front populaire). L’heure n’est plus aux revendications syndicales pour une augmentation des salaires, une baisse du temps de travail ou encore la création d’emplois de service public financés par l’impôt et enclins à améliorer le bien-être de la population. Il ne saurait être davantage question de se réapproprier l’enjeu de la Sécurité sociale et des retraites qui constituent pourtant le socle de la reconnaissance salariale du temps individuel des travailleurs, autrement dit l’extension du salaire au temps individuel durant lequel le travailleur n’est pas soumis à l’autorité d’un employeur (retraite, chômage, temps familial, arrêts maladie, etc). Tous ces combats traditionnels de l’action syndicale sont, en définitive, frappés d’obsolescence dans le logiciel commun aux promoteurs du revenu d’existence.
Pourtant, du lendemain de la guerre jusqu’à la fin des années 1970, la cotisation sociale et la Sécurité sociale ont réalisé de manière objective l’universalisation des revenus salariaux à l’ensemble de la population : couverture du travailleur et de sa famille contre le risque maladie, extension des retraites à l’ensemble de la population, universalisation des allocations familiales, indemnisation des chômeurs grâce à l’assurance chômage, intégration des handicapés dans le champ de la Sécurité sociale (allocation aux adultes handicapés crée en 1975) etc. Ainsi, la bataille pour l’augmentation des salaires et de la cotisation sociale a réussi à créer les conditions objectives d’une universalisation du salaire à presque toute la population et ce, jusqu’au virage néo-libéral des années 1980.
Par conséquent, la Sécurité sociale fondée sur le salaire a réussi à réaliser de manière objective et éclatante l’utopie d’un revenu universel que les promoteurs du revenu universels prétendent pourtant inventer. Dit autrement, le revenu universel existe déjà, c’est le salaire et la Sécurité sociale !
Plutôt que de comprendre que tout existe déjà car la Sécurité sociale et le droit social des travailleurs ont constitué pendant des décennies les leviers objectifs d’une universalisation du salaire, les thuriféraires du revenu d’existence entendent inventer un modèle qui romprait dans les faits avec le modèle social français entendu comme héritage des grandes conquêtes sociales de la classe salariale. Pourquoi un tel aveuglement ? Peut-être car il est plus commode de prétendre inventer un modèle révolutionnaire, quoique factice, que de prendre pied dans le mouvement social, les grèves et manifestations en vue de défendre les conquis sociaux que sont la Sécurité sociale, notre système de retraite et le droit du travail face à l’offensive néo-libérale… Ou peut-être, encore plus simplement, car les promoteurs du revenu d’existence adhèrent, eux-aussi en définitive, à l’idée de défaire « méthodiquement le programme du Conseil national de la résistance » comme le claironnait Denis Kessler. Car la plupart des défenseurs du revenu d’existence ont définitivement rompu avec les combats matriciels d’une classe salariale à laquelle ils ne se sentent plus appartenir.
LA FABLE DU TRAVAILLEUR LIBÉRÉ DU CONTRAT DE TRAVAIL
En y regardant de plus près, les défenseurs du revenu d’existence commettent en réalité un contresens : ils refusent de percevoir le salariat n’est nullement une naturalisation du rapport de domination qui caractérise le contrat de travail alliant un salarié à son employeur. Le salariat s’appuie en effet sur l’édifice du Droit social républicain par lequel le salaire constitue le véhicule d’une citoyenneté économique fondée sur la reconnaissance politique de la classe des travailleurs en tant que créateurs de richesse au sein du mode de production capitaliste. Ce que révèle le mythe de la fin du travail est en réalité une litote pour désigner la fin de l’emploi salarié adossé au salaire et au droit social et politique qui lui est consubstantiel. Plus grave, en s’attaquant au salariat, les thuriféraires du revenu d’existence renouent, sous couvert de modernité, avec l’approche civiliste (ou contractuelle) qui caractérisait de manière très libérale les relations sociales de travail du XIXème siècle et par laquelle les travailleurs « libres » n’étaient, dans les faits, libres que d’accepter les conditions tarifaires de leurs donneurs d’ordre. C’est précisément pour régler cette exploitation déguisée en relations contractuelles librement consenties que la législation sociale initiée à partir de la IIIème République a consisté à inscrire l’exécution du contrat de travail dans un cadre juridique de nature collective et égalitaire cristallisé dans la loi républicaine. Le long affermissement du Droit social républicain, caractérisé par le développement du droit du travail, l’apport des conventions collectives et la mise en œuvre d’une Sécurité sociale pour l’ensemble des travailleurs et de leur famille, a dès lors constitué l’aboutissement de la revendication séculaire d’une classe ouvrière désireuse de disposer d’une protection collective face à l’arbitraire patronal.
Dans les faits, ce que partagent les partisans du revenu d’existence c’est l’idée d’une remise en cause du salariat entendue comme classe sociale des travailleurs politiquement constituée. En effet, l’idée même d’un salariat caractérisé par l’existence d’un contrat de travail est battue en brèche chez la plupart des théoriciens du revenu d’existence sous prétexte d’une crise de l’emploi salarié et d’une persistance du chômage de masse. Plutôt que d’interroger les causes néo-libérales de la crise salariale, la plupart des auteurs postulent que cette organisation des relations sociales du travail caractérisait le capitalisme fordiste du XXème siècle ne saurait résister à l’émergence d’une aspiration forte des individus à davantage de « liberté ». Ce faisant, ils promeuvent l’idée que les relations de travail devraient désormais passer par le truchement d’un contrat alliant donneurs d’ordres et travailleurs indépendants qui seraient libres de choisir individuellement le temps et les conditions de réalisation du travail qu’ils consentiraient à exercer.
L’idée d’un monde où chacun deviendrait son « propre patron » est, il faut bien le dire, à l’unisson d’un égotisme sociétal promu par le néo-libéralisme qui se nourrit de l’illusion d’un individu libéré du carcan du collectif de travail et partant, du contrat social républicain. « There is no society » disait Margaret Thatcher…
L’ÉQUITÉ LIBÉRALE L’EMPORTE SUR L’ÉGALITÉ SOCIALE
Le revenu d’existence implique de déconnecter le droit social des travailleurs de leur contribution à la vie économique et donc du salaire. En ce sens, le revenu d’existence consiste à abolir toute frontière entre emploi et inactivité pour créer une sorte de « zone grise sociale » dans laquelle les individus cesseraient de bénéficier des règles d’ordre public social (droit du travail et des conventions collectives) et des droits sociaux dérivés de leur statut de salariés (prestations de Sécurité sociale liées à leur salaire via la cotisation sociale).
Le salaire n’étant plus à même de reconnaitre la contribution des travailleurs à la création de richesse, c’est donc l’impôt qui est invité à financer un modèle social à vocation redistributive et de moins en moins égalitaire afin d’atténuer les conséquences sociales d’un modèle de société dans lequel le travail ne serait plus à même de garantir à ceux qui travaillent des conditions de vie digne. Résumé autrement, l’équité libérale fondée sur la redistribution de richesse tend à se substituer à l’égalité républicaine fondée sur le salaire et les droits collectifs des travailleurs.
L’exemple de la prime d’activité introduite par le Gouvernement Valls en 2016 nous renseigne de manière édifiante sur ce point. Actuellement en France, quatre millions de travailleurs pauvres rémunérés aux alentours du SMIC ne peuvent sortir de la pauvreté qu’au travers d’une prestation sociale de soutien au pouvoir d’achat, prétendument incitative à la reprise d’activité dans l’emploi. La prime d’activité met en exergue la faillite d’un modèle social dans lequel l’activité professionnelle, même à temps plein, est insuffisante pour garantir aux travailleurs les conditions d’une vie digne, incluant non seulement un salaire décent pour sortir de l’état de survie sociale mais aussi et surtout une prise en charge égalitaire des besoins sociaux essentiels de la population laborieuse, jusqu’à présent assurée par la Sécurité sociale entendue comme salaire indirect et socialisé des travailleurs. Les conséquences sociales et psychologiques d’un tel état de fait ne sont nullement étrangères au phénomène de contestation politique historique qu’a constitué le mouvement « Gilet jaune », mouvement dont j’avais théorisé la possible advenue dès 2014 dans mon ouvrage[11] et qui peut être analysé comme une mise en mouvement des catégories populaires laborieuses en vue d’une reconnaissance de leur dignité sociale. Vue du point de vue de ses bénéficiaires, population active située au niveau le plus bas de la hiérarchie sociale, la prime d’activité est devenue le symbole d’un modèle économique qui naturalise l’insuffisante productivité des travailleurs occupant pourtant la position les plus éprouvante et les plus pénible dans la division du travail social et dont la crise sanitaire a pourtant démontré la contribution essentielle à l’économie et, plus globalement, à la cohésion sociale du pays.
Mais au-delà de la question du salaire, c’est l’ensemble de l’ordre public social de notre pays qui est menacé. Ce que refusent précisément de voir les partisans du revenu d’existence. Pourtant, depuis près de quarante ans, l’on observe une offensive politique brutale contre le droit du travail et les conventions collectives parallèlement à la remise en cause du droit aux prestations de Sécurité sociale adossées au salaire des travailleurs par un affaiblissement structurel de la cotisation sociale. Voilà précisément la logique que le revenu d’existence entend pousser à son paroxysme. Et pour cause, le revenu d’existence n’ayant pas vocation à être une couverture contre les risques de perte de salaire, celui-ci serait intégralement financé par l’impôt et cesserait de relever de la responsabilité économique des employeurs.
A partir du moment où l’entrée dans l’emploi salarié ne serait plus la condition d’ouverture du droit à prestations d’assurance sociale (assurance maladie, retraite, chômage …), les employeurs n’auraient plus vocation à être contraints de verser des cotisations sociales entendues comme reconnaissance salariale du temps individuel des salariés. Avec pour conséquence vraisemblable d’abolir définitivement la Sécurité sociale au profit d’une Protection sociale réduite à une fonction de « filet de sécurité » financé par l’impôt et destiné aux plus fragiles. Ce faisant, la substitution de l’impôt à la cotisation sociale aurait pour conséquence immédiate de faire chuter brutalement la part des salaires dans la valeur ajoutée tout en faisant reposer le coût de la mesure sur les contributions fiscales des bénéficiaires, progressives avec leur revenu. Même à supposer que la disparition de la cotisation sociale patronale se traduise par une augmentation des salaires nets (ce qui est ne s’est jamais vérifié d’un point de vue macroéconomique), ce gain serait immédiatement ponctionné sous forme d’un prélèvement fiscal d’une part et sous forme d’un prélèvement privé d’autre part, car une proportion de l’épargne devrait, en toute hypothèse, servir à compléter la couverture sociale des individus au travers de contrats d’assurance complémentaire.
Les ressources du travail ne servant qu’à compléter éventuellement les ressources plancher du revenu d’existence, les employeurs seraient libres de proposer – en particulier aux plus déqualifiés – des contrats ultra-précaires, à temps très partiel et probablement dénués de niveaux minimaux de rémunérations (SMIC) puisque le patron pourra se prévaloir de la perception, par le salarié, du revenu d’existence. De plus, dans ces conditions, la notion de contrat à durée indéterminée perdrait tout son sens puisqu’il ne serait plus la condition d’une ouverture de droits sociaux associés.
Dans le projet de reconfiguration néolibérale du monde de l’emploi expurgée de toutes les garanties sociales collectives associées au contrat de travail salarié, la mise en place d’un revenu d’existence sous la forme d’une allocation uniforme jouerait dès lors la fonction de socle minimal de ressources dont le montant, inférieur au seuil de pauvreté, aurait pour effet de contraindre les bénéficiaires à compléter leur revenu de base par des gains même parcellaires tirés de temps d’activité, négociés de gré à gré avec l’employeur. D’ores et déjà, le développement du statut d’autoentrepreneur, de contrats de missions de même que l’expansion dramatique des formes d’emploi fondées sur le « tâcheronnage de plateforme » (autrement appelé ubérisation, en référence aux taxis Uber), constituent la condition fréquente d’exécutions d’activités ultra-précaires, dénuées de quelconque garanties sociales et abusivement maquillées en activités indépendantes alors même qu’elles ne sont rien d’autre que du salariat déguisé. Cette situation préfigure la probable norme de l’emploi dans le modèle social néo-libéral qui sous-tend bel et bien le projet de société des promoteurs du revenu d’existence.
Certes l’individu « libre » sera « libre » d’accepter de tels contrats de travail ou de faire valoir son « droit à la paresse ». Mais est-ce réaliste dans un pays où le prix du logement représente 20%, en moyenne, du budget des ménages (nettement plus dans les grandes agglomérations) et qui compte une natalité (relativement) dynamique impliquant des coûts élevés d’entretien et d’éducation des enfants, pour ne citer que ces aspects ? En toute hypothèse, l’individu « libéré » d’obligation au travail devrait se contenter de l’équivalent d’un RSA (600 euros environs) et s’en remettre à sa bonne étoile pour ne pas tomber gravement malade ou être victime d’un accident du travail. Enfin, une telle perspective aurait pour conséquence d’exacerber les différences liées à la possession d’un patrimoine hérité en permettant uniquement aux plus dotés en capital de s’émanciper de leur obligation de travailler et de faire valoir leur droit à la paresse.
Ne nous y trompons pas. Le revenu d’existence dans sa forme habituellement débattue n’est rien d’autre qu’un projet néo-libéral paroxystique visant à replacer le travailleur dans une situation de négociation directe et individuelle avec un employeur, associée au surplus à une totale déresponsabilisation sociale et économique du patronat. Les conséquences seraient dramatiques : disparition de la Sécurité sociale et du salaire socialisé, précarisation accrue du marché du travail et encouragement massif à la couverture individuelle et privée contre les risques sociaux (maladie, retraite en particulier). En définitive, un tel dispositif viserait à enterrer le projet du Conseil National de la Résistance et l’idée d’une démocratie sociale exercée par les salariés eux-mêmes en tant que classe sociale constituée politiquement.
LA FIN DE L’IDÉAL DÉMOCRATIQUE DE LA CLASSE SALARIALE
Nous arrivons désormais au point de discussion le plus important. La destruction du salariat qui découle du projet de revenu d’existence participe, sans même y penser, de l’entreprise néo-libérale visant à priver la classe salariale et son bras politique, les syndicats, de toute levier d’expression démocratique. En ce sens, rappelons que le programme du Conseil national de la résistance ne saurait être réduit à une simple entreprise d’amélioration de la protection sociale des travailleurs. Il s’agissait en réalité de conférer à la classe salariale des droits politiques nouveaux en leur donnant notamment un pouvoir de négociation renforcé en entreprise grâce aux Comités d’entreprise parallèlement à un rôle de représentation politique capital au sein des Conseils d’administration des organismes de Sécurité sociale. Ce faisant, la classe salariale, jusque-là réduite à un statut de minorité sociale devenait un acteur politique de plein droit et associé, aux côtés du Patronat, à la gestion même des institutions participant de la destinée sociale de la Nation. L’exercice de l’arme traditionnelle des syndicats allant de la négociation sociale à l’exercice du droit de grève se trouvait ainsi renforcée par la reconnaissance d’un pouvoir démocratique nouveau dévolu à la classe salariale au sein de l’entreprise et dans l’institution du Droit social : la Sécurité sociale.
Dès la fin des années 1960, la suppression des élections sociales et la mise en œuvre du paritarisme au sein du Régime général de Sécurité sociale allaient placer les syndicats dans le giron patronal et allaient définitivement briser les espoirs d’une démocratie sociale exercée par la classe salariale au sein des organismes sociaux. Plus récemment, la remise en cause de l’ordre public social à travers la possibilité de déroger au droit du travail par voie de négociation d’entreprise (loi El Khomri) parallèlement à la transformation des Comités d’entreprise en Comités sociaux et économiques aux attributions réduites (loi Macron) parachèvent un projet néo-libéral visant à retirer au salariat tout attribut de résistance politique aux injonctions patronales. Avec pour conséquence collatérale de casser le cadre pacificateur de résolution Républicaine de la conflictualité inhérente au capitalisme.
Il est capital de comprendre en quoi le projet de revenu d’existence vise à accélérer le processus de privation démocratique de la classe salariale. En posant les termes d’un dépassement du salariat, les promoteurs du revenu d’existence participent à l’entreprise d’atomisation politique de la classe sociale des travailleurs au profit d’une régulation individuelle des relations sociales dépendante des capacités individuelles à s’insérer dans le marché de l’emploi. Plus encore, ils tournent le dos à l’idée d’une capacité de mobilisation politique dévolue à la classe des travailleurs qui tirerait son essence de l’existence d’un collectif de travail politiquement constitué et qui permettrait, de surcroît, d’étendre le périmètre de l’expression démocratique républicaine à la sphère économique et sociale. Plus grave, ils ne perçoivent pas dans quelle mesure une telle atomisation se traduit par l’émergence d’une violence sociale et symbolique considérable en posant les termes d’une mise en concurrence des travailleurs selon leur insertion dans la division du travail social et leurs inégalités patrimoniales. Le salaire cesserait dès lors d’être cette intermédiation pacificatrice de la conflictualité inhérente au relations sociales capitalistes qui a pourtant participé, pendant des décennies, à l’expansion économique et sociale de notre Nation républicaine et à l’amélioration considérable des conditions de vie des travailleurs.
CONCLUSION : RÉSISTER AU MIRAGE NÉO-LIBÉRAL DU REVENU D’EXISTENCE ET RÉHABILITER LE DROIT SOCIAL ET LE SALAIRE SOCIALISÉ
L’idée de revenu d’existence semble séduire actuellement de nombreux militants du camp progressiste, acquis à l’idée de la fin programmée du travail et de la nécessité de trouver des solutions nouvelles aux situations induites par le chômage de masse et la pauvreté endémique. Ces questions traversent légitimement le mouvement social et intellectuel et d’aucuns peuvent trouver dans le revenu d’existence un projet politique ambitieux enclin à répondre aux enjeux de société contemporains. Il était par conséquent important d’apporter un cadre de réflexion critique sur le revenu d’existence à tous ceux qui souhaiteraient se saisir de cette question éminemment politique. Outre son coût exorbitant difficilement compatible avec le maintien de notre système social actuel, le revenu d’existence repose en tous points sur les solutions néo-libérales d’activation des dépenses d’assistance et ce, au prix d’une probable destruction du projet social républicain issu du Conseil national de la résistance et, avant lui, de l’ensemble des conquêtes sociales de la classe ouvrière. Et cela sonnerait le glas d’une reconquête politique des 10 points de PIB qui sont passés de la rémunération du travail à celle du capital à compter des années 1980.
En réponse à ceux qui verraient dans le revenu d’existence une solution à la fin du travail et à l’incapacité de mettre fin au chômage de masse, commençons par rappeler que la population active compte 29 millions de Français soit 70% de la population en âge de travailler et que le taux d’activité frôle les 95% pour la population des 25-49 ans. Par ailleurs, 90% des travailleurs du pays sont salariés malgré la progression des formes nouvelles de travail indépendant précarisé (auto-entrepreneuriat et emplois ubérisés). Enfin, 75% de la population active est composée d’ouvriers, d’employés et professions intermédiaires.
Certes il y a le chômage de masse et 12 millions de pauvres dans notre pays. Mais les causes du chômage ne sont que très marginalement à mettre au crédit du progrès technique et de la robotisation ; la France est le pays d’Europe qui a connu la progression démographique de sa population active la plus dynamique (+1,5 millions en 10 ans) tandis que les politiques d’austérité consécutives à la crise financière de 2008 ont plongé l’activité économique dans l’atonie. L’actuelle crise sanitaire et économique liée à l’épidémie de Covid-19 dont nous ne sommes pas encore sortis constitue la deuxième crise systémique du capitalisme en une décennie. Celle-ci, de par son ampleur risque de sonner le glas d’un modèle productiviste et libre-échangiste qui a promu le pouvoir d’achat face au salaire et le triomphe du low-cost face à la juste rémunération du travail et au juste prix des produits. Par ailleurs de nombreux secteurs d’activité répondant pourtant à des besoins sociaux essentiels sont aujourd’hui laminés par un mode de production écologiquement et socialement délétère et un réseau de grande distribution prédatrice dont le moteur économique est la réduction des marges des producteurs en vue de nourrir la cupidité actionnariale. Sans compter que de nombreux domaines d’avenir nécessaires pour répondre aux enjeux du 21ème siècle (transition écologique, procédés industriels innovants, métiers de l’art, du soin, du savoir et de la création etc…) sont des gisements d’emplois qui ne trouvent pas de débouchés actuellement faute de volonté politique à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux de notre temps.
Par conséquent, prophétiser la fin du travail relève pour l’heure de la politique fiction. Instaurer un revenu d’existence qui mettrait fin aux garanties sociales adossées au travail salarié consisterait en définitive à instaurer un filet de sécurité universel pour régler, à la marge, la situation des plus pauvres tout en privant l’immense majorité des salariés d’aujourd’hui et de demain d’une protection sociale adossée au salaire. Cela reviendrait à tirer une croix sur les droits sociaux de l’immense majorité des citoyens qui ne vivent que de leur travail tout en fragilisant encore davantage les plus fragiles d’entre eux.
Ne nous y trompons pas, le revenu d’existence est un avatar néo-libéral visant à flexibiliser et précariser par tous les moyens le monde du travail et à retirer aux travailleurs les armes de leur résistance collective, sociale et politique face au patronat, dans le cadre pacificateur de la loi Républicaine.
Il va sans dire que la persistance d’un chômage de masse induisant un éloignement durable voire définitif de l’emploi salarié constitue un défi social et politique majeur. Mais lutter contre les causes du chômage de masse par un projet politique et économique véritablement progressiste, écologique et social implique de ne pas se laisser abuser par les solutions de transformation néo-libérale telles que celles qui sous-tendent le revenu d’existence. Cette transformation vise en réalité à stratifier les droits sociaux en fonction de la position des individus dans la division du travail social. Certes le revenu d’existence règlerait en apparence ce problème de stigmatisation des plus précaires… mais au prix d’une précarisation de l’ensemble des travailleurs au travers d’une disparition probable de toutes les garanties sociales collectives adossées à l’exercice d’un contrat de travail.
Reconnaissons que les évolutions récentes des formes d’emploi font peser d’importantes menaces sur le compromis social né au lendemain de la guerre. Il en va notamment de l’uberisation, autrement dit le déploiement considérable des plateformes collaboratives et lucratives, qui brouille le lien entre salariat et travail, entre autonomie et aliénation et entre patrimoine et force de travail. De même, d’autres dispositifs socio-économiques, à l’instar des Services d’échanges locaux (SEL), qui reposent en réalité sur le principe du troc, constituent des défis importants à relever car ils constituent tout à la fois des mécanismes de survie et une forme de contournement intéressant du système monétaire. Mais ils comportent les mêmes faiblesses : aucune cotisation ou contribution sociale n’étant versée, les travailleurs qui y recourent sont dépourvus de tout statut social. Toutefois, l’ubérisation, de même que les SEL sont en même temps un défi à relever car le succès majeur de ce nouveau rapport au travail, voire la solution collaborative qu’ils apportent à un certain nombre de personnes considérées comme inemployables dans le cadre capitaliste ne peuvent être ignorés.
Il convient dès lors de réfléchir aux modalités de valorisation économique et sociale de ces pratiques, condition sine qua non pour rattacher ces situations de travail au champ du Droit social et éviter le morcellement, ou plutôt la stratification sociale, que réalisent avec succès les réformateurs néo-libéraux avec pour objectif de rendre définitivement inopérant tout mouvement de globalisation des luttes dans le domaine social.
En conclusion, l’urgence est de défendre notre édifice social né du projet du Conseil National de la Résistance : renouer avec la bataille de la cotisation sociale et avec une Sécurité sociale entendue comme institution du Droit social des travailleurs. Car le Droit social constitue le meilleur rempart que l’histoire ait inventé contre la peur du lendemain des travailleurs mais surtout car il donne des armes extrêmement puissantes au collectif des travailleurs pour imposer la reconnaissance politique de leur statut de producteur de richesse. Le programme du CNR a eu pour effet de conférer aux travailleurs un lieu d’expression politique et démocratique au sein d’institutions consacrées et en définitive, de participer de l’édification d’un nouveau droit de citoyenneté fondé sur la reconnaissance du statut politique du salariat, entendu comme la classe politiquement constituée des travailleurs. En ce sens, la Sécurité sociale et le droit social constituent un déjà-là à reconquérir d’urgence.
[1] Alain Caillé, « Revenu universel – Sortir des faux débats », Journal du Mauss
[2] Un bon article de synthèse réalisé par Julien Damon est disponible sur : http://eclairs.fr/wp-content/uploads/2012/06/Revenu-universel-Alaska.pdf
[3] Jeremy Rifkin, La fin du travail, traduit de l’américain par Pierre Rouve, La Découverte/Boréal, 1996
[4] Baptise Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste, Utopia, 2010
[5] Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1880, (nouvelle édition) 1883
[6] Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, L’Allocation universelle, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2005
[7] Milton Friedman, Capitalisme et Liberté, University of Chicago press, 1962 ; parution en Français aux Editions Leduc, collection A contre-courant, mars 2010
[8] Appelée aujourd’hui Complémentaire santé solidaire
[9] Olivier Nobile, Pour en finir avec le trou de la Sécu, repenser la Protection sociale pour le XXIème siècle, éd. Penser et Agir, 2014
[10] Lire notamment : Robert Lafore, L’allocation universelle : une fausse bonne idée, Droit social, 2000, n° 7-8
[11] Olivier Nobile, Pour en finir avec le trou de la Sécu, Repenser la protection sociale au 21ème siècle, éditions Penser et agir, 2014