Les médias, Figaro en tête, ont fait les gorges chaudes d’un rapport sur « Frères musulmans et islamisme politique en France », commandé à deux hauts-fonctionnaires en 2024. Qu’il ait été déclassifié et rendu public par le ministre de l’Intérieur, avant même le Conseil de Défense prévu à son sujet (d’où une colère présidentielle), sent très fort l’instrumentalisation politicienne. Bruno Retailleau, en surfant sur la dénonciation de « l’islamisme » (après la soirée du Dôme le 26 mars), tente de rallier à son parti LR l’électorat de l’extrême-droite RN. Stratégie mortifère pour la République, car, comme disait feu Le Pen « les Français préfèreront toujours l’original à la copie ». Et piège grossier pour les laïques, qui ne sauraient oublier que le Vendéen Retailleau est un farouche défenseur des subventions à l’école catholique et de la France chrétienne. Il convient donc, non seulement d’examiner le contenu du rapport, mais de rappeler la réalité contradictoire de l’action du ministère de l’Intérieur.
Une cible mal définie
Résumons le rapport. Il repose sur l’idée que « les Frères musulmans ont conçu la matrice de l’islamisme politique adapté pour être implanté en Occident ». Il considère que la confrérie, en perte de vitesse dans le monde arabo-musulman, se concentre sur l’Europe. En France, de puissants réseaux existent, « l’islamisme politique se diffusant d’abord au plan local ». La menace doit être prise au sérieux, et appelle des mesures d’apaisement à l’égard des musulmans.
Une remarque : parler d’islamisme « politique » entretient un flou conceptuel dangereux. Car l’islamisme –tout court- est par définition le détournement politique de l’islam. Ne confondons pas les adjectifs « islamiste » (qui relève de cette idéologie politique) et « islamique » (qui a rapport à la religion musulmane). Le voile porté par certaines femmes est « islamique »[1], ce qui interdit d’ailleurs sa prohibition générale et absolue dans l’espace public[2]. En revanche ce qui relève du projet « islamiste », c’est l’incitation à l’afficher en permanence et en tous lieux, y compris contre les lois de la République, ainsi que le fait de s’y soumettre.
Le problème vient de ce que les « islamistes » ont préempté à peu près tout ce qui relève de l’islam[3], et maîtrisent aujourd’hui les clés de « l’identité musulmane ». L’islamisme se fonde toujours sur une interprétation fondamentaliste du Coran (rigoureuse chez les salafistes, plus opportuniste chez les Frères musulmans), et recouvre une grande diversité d’acteurs, et surtout de pratiques. Celles-ci vont du simple affichage d’une piété rigoriste destiné à « réislamiser les musulmans », au terrorisme le plus meurtrier. Entre les deux, « l’entrisme » – d’abord dans la communauté musulmane, ensuite dans les associations, les collectivités locales, voire les instances officielles.
Il serait dangereux (et contreproductif) de mettre tout cela dans le même sac : la lutte contre le terrorisme relève de l’ordre public et de la sûreté, la neutralité religieuse de la sphère publique de la laïcité. Mais on ne peut ignorer les liens existant entre toutes ces pratiques, dont beaucoup sont en apparence légales, quelques-unes violentes, voire terroristes – mais toutes menaçantes pour la République.
Or le rapport, en ciblant uniquement les « Frères musulmans », délaisse l’examen approfondi des autres acteurs de l’islamisme, ainsi que sa complexité et son évolution dans le temps. Certains considèrent que les Frères, vieillissants, seraient en perte de vitesse en France, donc sans danger. On peut au contraire se demander s’ils n’auraient pas plutôt atteint leur vitesse de croisière, en réussissant à se fondre dans le paysage social administratif et politique français.
L’islamisme est bien installé en France et en Europe. Il exerce une influence déterminante sur la masse des musulmans, notamment autour de la dénonciation de « l’islamophobie », concept piégeux comme nous ne cessons de le montrer, mais arme de choix pour appeler les croyants, ou supposés tels, à serrer les rangs autour de l’identité religieuse dont se prévalent les islamistes.
Actualiser ce que l’on sait déjà…
Le rapport est assez solidement étayé, et présente des éléments d’actualisation utiles. Mais on reste confondu qu’y soit présenté comme une « menace nouvelle » un « entrisme » que les laïques ne cessent depuis des années d’analyser et de dénoncer. Beaucoup d’observateurs ont noté n’avoir rien appris de ce rapport. Et pour cause. Depuis des années, les lecteurs des publications de l’UFAL, et ceux du rapport annuel du Collectif laïque national (CLN, dont fait partie l’UFAL), sont tenus informés. Bref rappel.
Le CLN, dès la publication de son premier rapport (2014-2015), tout en faisant la différence entre « l’islamisme » (après la vague d’attentats de 2015) et « l’ensemble de habitants de confession ou de culture musulmane » en France, dénonçait les « vitrines légales » de l’islamisme : l’UOIF (Union des organisations islamiques de France, devenue Musulmans de France) et le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France). Le rapport de 2025 ne fait que reprendre ces informations, qui ne sont plus des « révélations » depuis longtemps.
En 2019, l’ouvrage fondamental de Christian Chesnot et Georges Malbrunot « Qatar papers » mettait en lumière le financement des réseaux fréristes par le biais de l’organisation humanitaire « Qatar charity » : l’UFAL en a rendu compte. Il y a donc au moins 6 ans que nous informons sur les Frères musulmans, et pas seulement eux (voir notre article sur la « Conférence interreligieuse pour la paix et la solidarité » de septembre 2019). Le livre de Florence Bergeaud-Blackler sur Le frérisme et ses réseaux (2023) ne faisait que confirmer ces données.
Nous l’écrivions en 2022 : « la « charia de minorité », théorisée par les Frères musulmans, repose sur la « réislamisation des musulmans », pris en main par les islamistes, et la mise en place de la loi religieuse partout où c’est possible. « Séparatisme » et « communautarisme » ont fait de certains quartiers de véritables « spots » islamistes. »
D’année en année, les laïques n’ont cessé d’exhorter les Pouvoirs publics à prendre la mesure des menaces de l’islamisme –et les mesures pour y faire face. Sans grands résultats. La doctrine officielle, appuyée par l’Observatoire de la laïcité (supprimé en 2021) a longtemps été « pas de vague », « ne stigmatisons pas les musulmans ». Le fameux discours présidentiel de 2020 aux Mureaux dénonçant le « séparatisme » a débouché sur quelques mesures utiles, mais encore incomplètes –et essentiellement policières- dans la loi du 24 août 2021. A sa suite, le Gouvernement a paru sortir d’un long sommeil. La dissolution du CCIF a été prononcée (il s’est reconstitué en Belgique), de même que quelques expulsions d’imams et fermetures de mosquées jugées « intégristes » : malheureusement, la légalité de ces initiatives n’est pas toujours avérée (voir le contentieux en cours du Lycée Averroès).
Des préconisations hors sol
Le caractère daté et un tantinet lunaire du rapport sur l’islamisme éclate dans ses préconisations finales. Elles sont de deux ordres.
- Développer « l’islamologie contemporaine » ressasse le thème inopérant (depuis les années 90) d’un « islam des lumières » qui n’a jamais convaincu la masse des musulmans. Surtout, il est en contradiction avec la laïcité de la République, qui lui interdit de se faire l’arbitre des pratiques cultuelles. Peu importe que les croyants soient traditionnalistes ou « éclairés » : tout ce qui leur est demandé c’est de respecter la loi –qui garantit le libre exercice du culte à cette condition.
- Adresser à la « population musulmane » les « messages forts » suivants :
- Supprimer la neutralité des cimetières (donc abroger la loi du 14 novembre 1881). Les « carrés confessionnels » (actuellement d’une légalité douteuse) seraient ainsi prétexte à détricoter la laïcité !
- Enseigner l’arabe à l’école publique – quel arabe ? La langue du Coran ?- cependant le président de la République a annoncé en 2020 la suppression des très controversés ELCO (enseignements des langues et cultures d’origine) ;
- Mieux présenter la position de la France dans le conflit « israélo-palestinien », en reconnaissant « un Etat palestinien aux côtés d’Israël dans des frontières sûres et reconnues » : louable intention, mais qui, réduite dans le rapport à l’objectif de contrer les instrumentalisations « fréristes » du conflit, participe à son importation en France.
En fait de message fort, c’est surtout la faiblesse des préconisations qui frappe, voire la dangerosité de certaines d’entre elles. En tout cas, le président de la République a exigé que la copie soit revue. Mais ces faiblesses ne sont pas le fruit du hasard.
Questions à M. Retailleau : l’entrisme est-il aussi organisé par ses services ?
Pourquoi avoir décidé de rendre public maintenant ce rapport, puisqu’il ne contient pas grand-chose de nouveau ? Serait-ce seulement pour montrer que l’actuel ministre est encore plus rigoureux que son prédécesseur ?
1) La publication en 2025 du rapport concernant la confrérie signifie-t-elle que le ministère de l’Intérieur a renoncé à une position aussi ancienne qu’ambiguë ?
En effet, depuis Jean-Pierre Chevènement (1997-2000), chaque ministre de l’Intérieur rêve de construire un « islam de France », sous prétexte d’avoir « un interlocuteur représentatif ». Ainsi, dès 2003 (Sarkozy), le « Conseil français du culte musulman » (CFCM) a vu le jour. Le CFCM peinant à surmonter ses divisions internes comme à asseoir sa légitimité auprès des musulmans de France, ses jours étaient comptés dès 2021. Emmanuel Macron a annoncé y « mettre fin » en 2023 – expression significative de l’ingérence de l’Etat.
Cependant, le président de la République a persévéré dans l’erreur d’un « islam de France » inféodé au ministère de l’Intérieur. Dès février 2022 s’est mis en place à bas bruit le FORIF, « Forum de l’islam de France », chargé du « dialogue entre l’Etat et le culte musulman ». Il a été constitué, toujours par le ministère de la place Beauvau, à partir des remontées des « assises territoriales de l’Islam de France », elles-mêmes organisées par les préfets : on reste en famille !
C’est exactement la logique « concordataire » que Napoléon avait imposée aux protestants et aux juifs, les contraignant, pour obtenir la « reconnaissance », à adopter une structure centralisée calquée sur le modèle de l’Eglise catholique. Or le Concordat n’est plus (sauf en Alsace et Moselle, hélas !). Dans une République laïque, l’organisation des associations chargées des cultes est l’affaire des croyants eux-mêmes, non celle du ministère de l’Intérieur.
Mais qui retrouve-t-on inévitablement parmi les « interlocuteurs » désignés par l’Intérieur ? Précisément des Frères musulmans, ou d’anciens Frères : ceux qui ont la meilleure formation militante et universitaire, le plus de talent pour la dissimulation, et qui savent tenir un discours d’apparence républicaine. Depuis près de 30 ans, le bureau des cultes du ministère de l’Intérieur traite avec des islamistes : cette longue pratique se fait sentir dans le rapport de 2025.
De ce fait, l’attitude des Pouvoirs publics à l’égard des Frères musulmans est peu à peu devenue bienveillante. Ainsi, en 2019, le ministre de l’Intérieur nous affirmait qu’Abdelhaq Nabaoui, n’était pas un Frère : or cet ancien aumônier national des hôpitaux était désigné dans Qatar Papers comme la plaque tournante des financements fréristes du Qatar en Alsace. Quant aux services de police chargés de la surveillance des « radicalisés », ils considéraient la Confrérie comme « ne posant plus de problème ». Plus récemment, le recteur de la Grande Mosquée de Paris nous tenait le même discours.
Nous l’écrivions en février 2022 : « l’islam de France voulu par Emmanuel Macron se construit avec des islamistes à tous les étages, principalement celui de la formation des imams. »
2) D’où la dernière question : sachant que plusieurs Frères ou anciens Frères occupent des positions importantes au sein du FORIF, ainsi que des organisations de « dialogue » décentralisées, que compte faire le ministre pour mettre fin à cet « entrisme » ?
Le brouillard des mots et les postures verbales du moment ne sauraient masquer les ambiguïtés cultivées par les Pouvoirs publics pendant des décennies. L’approche des élections, municipales puis présidentielle, favorise davantage les objectifs politiciens à court terme que la lutte résolue, diversifiée, et à long terme – que nous attendons depuis longtemps – contre le fléau de l’islamisme sous ses divers avatars.
[1] Il n’appartient pas aux lois de la République laïque de décider si c’est ou non un précepte religieux obligatoire.
[2] Atteinte à la liberté de religion (art. 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme), n’en déplaise à certains politiques.
[3] Cf. notamment Florence Bergeaud-Blackler (2017) : Le marché halal ou l’invention d’une tradition.