I trĂ©ma est une Ă©mission littĂ©raire de LaĂŻcidade , la chaine de baladodiffusion (podcast) de lâUFAL, animĂ©e par Philippe Foussier de lâUFAL Paris qui prĂ©sente des livres pour faire la RĂ©publique laĂŻque et sociale. Emmanuelle Billier-Gauthier est la prĂ©sentatrice et maitresse dâĆuvre de lâĂ©mission.
Dans I trĂ©ma #24, câest le livre de Pierre-AndrĂ© Taguieff «Le dĂ©colonial, doctrine de lâobsession raciale de Pierre-AndrĂ© Taguieff» qui fait lâobjet de la recension Ă Ă©couter sur toutes les plateformes dâĂ©coute.
Philosophe, politiste, historien des idĂ©es, Pierre-AndrĂ© Taguieff est un auteur prolifique. Il se lance dans ce volume Ă lâassaut des discours dĂ©coloniaux.
SpĂ©cialiste du racisme et de lâantisĂ©mitisme, du populisme et du complotisme, Taguieff a publiĂ© une quarantaine dâouvrages qui se caractĂ©risent tous ou presque par la grande quantitĂ© de rĂ©fĂ©rences citĂ©es. Celui-ci ne fait pas dĂ©faut, qui propose dâabondantes notes de bas de page, tĂ©moignant encore une fois dâun impressionnant effort de documentation.
Câest donc Ă la pensĂ©e et aux thĂ©ories dĂ©coloniales que sâattaque Pierre-AndrĂ© Taguieff dans ce volume roboratif. Il propose une exploration trĂšs instructive de cet univers aux nombreuses ramifications et connaissant un dĂ©veloppement massif depuis quelques annĂ©es dans lâhexagone.
Difficile de trouver une dĂ©finition qui mette dâaccord la nĂ©buleuse dĂ©coloniale dans son ensemble, mais on pourra considĂ©rer que cette thĂ©orie dĂ©finit lâemprise du colonialisme sur les structures, les comportements et les imaginaires contemporains.
Une imposture
Pour lâauteur, il sâagit rien moins que dâune imposture, dont il explique lâabsence de base scientifique pour en fustiger Ă lâinverse le caractĂšre militant et les postulats biaisĂ©s.
Taguieff souligne dans son livre la maniĂšre dont ce courant de pensĂ©e exploite des mĂ©moires victimaires et les instrumentalise politiquement. Mais bien davantage, il dĂ©monte la maniĂšre dont la pensĂ©e dĂ©coloniale essentialise les identitĂ©s et racialise les questions sociales et politiques. Il explique aussi comment cette pensĂ©e stimule la fragmentation des sociĂ©tĂ©s en sâappuyant sur les diffĂ©rences ethniques rĂ©elles ou supposĂ©es. Et dĂ©nonce lâintolĂ©rance et le sectarisme dont font preuve les acteurs de la pensĂ©e dĂ©coloniale.
Les thĂ©oriciens du dĂ©colonialisme puisent leurs sources dans des mouvements nĂ©s en AmĂ©rique latine et aux Etats-Unis et se caractĂ©risent tous par une vision des rapports humains dans laquelle la « race » domine, une notion disqualifiĂ©e pour des raisons Ă©videntes aprĂšs la Seconde Guerre mondiale et qui nâavait plus guĂšre trouvĂ© que les cercles dâextrĂȘme droite pour en promouvoir la validitĂ©. De ce point de vue, la dĂ©monstration de Taguieff, qui a consacrĂ© de nombreuses recherches Ă la « Nouvelle droite », est Ă©clairante, qui permet dâidentifier le caractĂšre profondĂ©ment rĂ©actionnaire de la pensĂ©e dĂ©coloniale, laquelle assigne Ă©galement les individus Ă leur « souche », Ă leurs racines, dans une exaltation du passĂ© qui dĂ©nie Ă lâindividu la possibilitĂ© de sâaffranchir de ses dĂ©terminismes.
Sabirs et jargons
De la dĂ©monstration exposĂ©e dans ce livre, on retiendra aussi la maniĂšre dont les promoteurs du dĂ©colonalisme Ă©tendent leur influence dans les domaines universitaire, Ă©ditorial, mĂ©diatique et politique, avec une rĂ©ussite certaine Ă©tablie en une petite dizaine dâannĂ©es. Il livre aussi des Ă©clairages sur le « business » dĂ©colonial progressant par le biais de lâinstrumentalisation cynique de minoritĂ©s supposĂ©es victimes dâune « blanchitĂ© » dominante.
Lâauteur, directeur de recherche au CNRS, donne quelques clefs de comprĂ©hension quant Ă la porositĂ© du monde universitaire et intellectuel Ă lâĂ©gard de ces doctrines : « On y parle aujourdâhui le postcolonial et le dĂ©colonial avec leurs variantes politico-dialectales, sabirs et jargons intellectualisĂ©s Ă la mode. On y parlait naguĂšre lâidiome marxiste-lĂ©niniste althusserisĂ©, lâheideggerien ou le sartrien, le bourdivin ou le lacanien, le postmoderniste ou le poststructuraliste », retrace Taguieff. « Chez beaucoup, la hantise dâĂȘtre dĂ©passĂ© ou ringard est une motivation suffisamment forte pour leur faire prendre le train en marche, en sâasseyant dans le bon sens. Câest la maniĂšre la plus accessible dâimaginer faire partie dâune Ă©lite. Rien de plus banal quâun conformiste heureux », ironise lâauteur.
Il expose aussi dans ce livre les connexions entre le mouvement dĂ©colonial et certaines structures de lâultragauche comme avec des courants islamistes et identitaires ainsi que des structures fĂ©ministes et antiracistes. « LâidĂ©al plus ou moins avouĂ© de ces mouvances activistes est dâen finir avec le pluralisme des opinions et le libre dĂ©bat », assure lâauteur. Ă en juger par la maniĂšre dont elles se sont illustrĂ©es de maniĂšre concrĂšte pour exercer une censure ou interdire le dĂ©bat dans diffĂ©rents contextes depuis quelques annĂ©es, on aurait tort dâignorer cet avertissement.
Philippe Foussier
Pierre-AndrĂ© Taguieff, Lâimposture dĂ©coloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, LâObservatoire, 2020, 352 p., 21 âŹ