I trĂ©ma est une Ă©mission littĂ©raire de LaĂŻcidade , la chaine de baladodiffusion (podcast) de lâUFAL, animĂ©e par Philippe Foussier de lâUFAL Paris qui prĂ©sente des livres pour faire la RĂ©publique laĂŻque et sociale. Emmanuelle Billier-Gauthier est la prĂ©sentatrice et maitresse dâĆuvre de lâĂ©mission.
Dans I trĂ©ma #22, câest un livre de Thomas Chatterton Williams «Autoportrait en noir et blanc. DĂ©sapprendre l’idĂ©e de race» qui fait lâobjet de la recension Ă Ă©couter sur toutes les plateformes dâĂ©coute.
ItinĂ©raire dâun ex-homme noir
Ecrivain, journaliste et critique amĂ©ricain, rĂ©sidant aujourdâhui en France, Thomas Chatterton Williams propose dans son dernier livre, Autoportrait en noir et blanc, de « dĂ©sapprendre lâidĂ©e de race ».
Aux Etats-Unis, le concept de race est une donnĂ©e permanente. SociĂ©tĂ© profondĂ©ment et anciennement communautarisĂ©e, elle classifie les personnes selon leurs origines sans que personne -ou presque- ne sâen offusque. On sera dĂšs lors dâautant plus attentif Ă la lecture que fait un AmĂ©ricain de cette rĂ©alitĂ©. Il explore en effet le dĂ©bat thĂ©orique Ă la lumiĂšre de sa vie propre et de ses expĂ©riences personnelles. Issu dâun pĂšre noir et dâune mĂšre blanche, ayant Ă©pousĂ© une femme blanche -et française-, pĂšre dâune fille blanche, Thomas Chatterton Williams propose donc dans ce livre des allers-retours permanents entre son existence et les leçons idĂ©ologiques quâil en retire.
Lâauteur dĂ©taille les procĂ©dures qui obligent les citoyens amĂ©ricains Ă se retrouver dans les classifications ethno-raciales, Ă partir des recensements de population notamment. Depuis le dĂ©but du millĂ©naire, on peut mĂȘme se dĂ©clarer « biracial » alors quâauparavant il fallait impĂ©rativement sĂ©lectionner une seule des catĂ©gories proposĂ©es. « Le problĂšme de la diffĂ©rence raciale en AmĂ©rique est toujours prĂ©sentĂ© comme Ă©tant dâordre Ă©conomique, politique, biologique ou culturel. Mais je prĂ©tends que ce dĂ©sastre se joue au moins autant sur le plan de la philosophie ou de lâimaginaire », objecte Thomas Chatterton Williams.
Williams consacre de stimulants dĂ©veloppements aux analogies entre les diffĂ©rents courants mettant le concept de race au centre de leur lecture des rapports humains : « Lâaspect le plus choquant du discours antiraciste dâaujourdâhui est la façon dont il reflĂšte des conceptions de la race -Ă commencer par la particularitĂ© de lâidentitĂ© blanche- que chĂ©rissent justement les penseurs de la suprĂ©matie blanche. Lâantiracisme « Ă©veillĂ© » part du principe que la race est rĂ©elle -Ă dĂ©faut dâĂȘtre biologique elle serait une construction sociale, et donc aussi dĂ©terminante, sinon plus-, rejoignant ainsi les prĂ©somptions toxiques du suprĂ©matisme blanc, qui insiste lui aussi sur lâimportance des diffĂ©rences raciales ».
Retour Ă lâexistentialisme
Evoquant la question raciale aux Etats-Unis d’AmĂ©rique, Williams dĂ©crit le phĂ©nomĂšne croissant des identity politics, qui modifie substantiellement les approches politiques classiques. Les adeptes de cette approche sâintĂ©ressent en prioritĂ© aux questions liĂ©es Ă leur identitĂ© raciale, religieuse, ethnique, sexuelle, sociale ou culturelle et forment des alliances politiques exclusives avec dâautres membres de ces groupes, par opposition aux partis politiques traditionnels. Cela Ă©tant, les deux grands partis politiques amĂ©ricains, et en particulier le parti dĂ©mocrate, savent segmenter leur offre en fonction de la « communautĂ© » Ă laquelle ils sâadressent.
Lâauteur souligne par ailleurs qu’ont depuis longtemps coexistĂ© deux conceptions noires de l’opposition Ă la sĂ©grĂ©gation raciale : pour rĂ©sumer, celle de Cleaver contre celle de Baldwin, que nous connaissons sans doute plus sur le Vieux Continent Ă travers lâantagonisme entre les partisans de Malcom X et ceux de Martin Luther King. Eldridge Cleaver, qui fut le porte-parole des Black Panthers reprochait Ă lâĂ©crivain James Baldwin son « cosmopolitisme dĂ©cadent » et clamait son opposition au mĂ©tissage notamment au travers des mariages mixtes.
Williams convoque aussi le nazisme pour y puiser des analogies avec les thĂ©ories sĂ©grĂ©gationnistes de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine : « Les nazis eurent pour cĂ©lĂšbre inspiration les pratiques des Blancs du sud des Etats-Unis », rappelle-t-il. Sâagissant des lois de Nuremberg, « leur objectif premier Ă©tait bien sĂ»r de mesurer ce qui constitue une ascendance juive, mais elles visaient Ă©galement, et mĂȘme plus rigoureusement encore, Ă identifier ceux qui compteraient comme Noirs ». Lâauteur, qui a vĂ©cu aussi en Allemagne, sâest penchĂ© sur la notion de « sonderweg », cette « voie particuliĂšre » qui aurait conduit le peuple allemand Ă sâengager dans la dĂ©rive raciste qui fut la sienne, et en dĂ©montre les limites, rĂ©cusant lâidĂ©e dâune forme de dĂ©terminisme collectif absolu. Quoi quâil en soit, ses rĂ©flexions sur les penchants sĂ©grĂ©gationnistes de lâAllemagne ne peuvent que donner « Ă rĂ©flĂ©chir sur la monstruositĂ© sans limites qui peut naitre du dĂ©sir de classer et dâenfermer les gens dans leur catĂ©gorie raciale ».
Les constats posĂ©s par Thomas Chatterton Williams le conduisent Ă condamner les thĂ©ories essentialistes, qui visent Ă prĂ©dĂ©terminer les actions humaines en fonction des hĂ©ritages de chacun et Ă les y assigner. Il se tourne dĂšs lors vers une Ă©cole philosophique opposĂ©e Ă lâessentialisme : « Je sais bien quâil nâest pas Ă la mode aujourdâhui de se revendiquer existentialiste mais câest bien ce que je suis, dans la mesure oĂč je pars du principe quâen dĂ©pit des forces au-delĂ de mon contrĂŽle, qui mâinfluencent, me pressent et sans doute me restreignent, je demeure responsable de mes croyances et de mes actions ». Prolongeant cette logique, lâauteur rĂ©cuse la tentation victimaire dans laquelle se rĂ©fugient de maniĂšre croissante des « communautĂ©s » et revendique la possibilitĂ© dâune libertĂ© et dâune responsabilitĂ© individuelles pour lâHomme : « MĂȘme en tant que membre dâune minoritĂ© opprimĂ©e dans lâHistoire, je peux nĂ©anmoins me dĂ©finir moi-mĂȘme et en cela exercer ma volontĂ©, quelle que soit la rĂ©action de la sociĂ©tĂ© Ă mon Ă©gard ».
Universalisme versus essentialisme
Williams rejette donc une conception de plus en plus largement partagĂ©e dans les courants de gauche des sociĂ©tĂ©s occidentales : « Soit lâon accepte que les ĂȘtres humains sont des sujets -quelque chose de bien plus que de pures reproductions de structures sociales prĂ©fabriquĂ©es-, soit lâon refuse. Mais il nâen reste pas moins que nous nous comportons tous comme si nous agissions librement ».
Lâauteur propose donc de bouleverser nos approches, tellement ancrĂ©es dans nos inconscients, y compris collectifs, quâon nâen mesure pas toujours les injonctions quâelles produisent : « Nous ne pourrons jamais dĂ©jouer ces pathologies complexes et tenaces avec les modes de pensĂ©e dĂ©ficients et Ă©culĂ©s qui leur ont donnĂ© naissance (âŠ) Si nous espĂ©rons avancer un jour, nous devons dâabord nous dĂ©barrasser de ces costumes dĂ©passĂ©s que lâon a Ă©tĂ© forcĂ©s dâenfiler ». Thomas Chatterton Williams dĂ©roule donc son propos au fil du livre, parsemant ses considĂ©rations thĂ©oriques de va-et-vient avec sa vie familiale, se nourrissant de ses allers-retours entre les Etats-Unis et lâEurope, Ă©voquant ses parents, ses origines familiales, ses souvenirs dâenfance et dâadolescence, et les rencontres occasionnĂ©es par son mĂ©tier dâĂ©crivain. Et il finit par prendre une dĂ©cision quâil rĂ©sume dans la formule suivante, ayant enfin rĂ©ussi à « dĂ©sapprendre » lâidĂ©e de race : « Je suis devenu un ex-homme noir ».
Il prĂŽne dĂšs lors une conception des rapports humains qui ignore leur apparence pour sâattacher Ă ce qui est au-delĂ de la pigmentation de lâĂ©piderme : « Ce dont je suis le plus proche en rĂ©alitĂ©, ce nâest ni dâune identitĂ© blanche ou noire au sens abstrait, mais dâune vraie famille, de vrais amis, câest-Ă -dire des gens en chair et en os, de diffĂ©rentes teintes et de diffĂ©rents hĂ©ritages, rien de plus, rien de moins ». Thomas Chatterton Williams ne nie pas que lâobjectif quâil sâassigne peut rencontrer des rĂ©sistances, y compris au regard de reflexes menaçant toujours de rĂ©veiller dâanciens prĂ©jugĂ©s, mais il fait nĂ©anmoins le pari de lâindiffĂ©rence aux diffĂ©rences : « Jâignore si je pourrai un jour atteindre un Ă©tat oĂč je ne remarque mĂȘme pas les diffĂ©rences ethniques et sociales qui nous distinguent, mais quoi quâil en soit jâai dĂ©jĂ cessĂ© de laisser ces diffĂ©rences dominer et dĂ©terminer nos interactions. (âŠ) Nous devons toujours ĂȘtre du cĂŽtĂ© de ceux qui acceptent la diffĂ©rence sans lâidolĂątrer. Nous devons dĂ©fier nos propres prĂ©jugĂ©s Ă chaque instant ».
Lâauteur propose aussi quelques dĂ©veloppements utiles au dĂ©bat sur lâuniversalisme, une notion qui -Ă juste titre- a fait une irruption remarquĂ©e dans le dĂ©bat public depuis quelques annĂ©es. En effet, les contempteurs de lâuniversalisme, on le sait, ne rechignent pas Ă dĂ©voyer le concept pour lui donner une signification quâil nâa pas et en oubliant volontairement que les deux notions qui lui sont opposĂ©es sont lâessentialisme et le relativisme. DĂ©voiement dâabord en affirmant que lâuniversalisme contiendrait en lui-mĂȘme la nĂ©gation des diffĂ©rences et quâil serait une injonction Ă la conformitĂ© Ă un modĂšle, et ensuite, que ce modĂšle serait celui de lâOccident dans la mesure oĂč lâuniversalisme a Ă©tĂ© « inventĂ© » par la « civilisation » occidentale, par ailleurs jugĂ©e coupable de la plupart des maux dont souffrent les minoritĂ©s ou dont leurs ancĂȘtres auraient pĂąti. « Il nâest pas nĂ©cessaire dâeffacer le particulier ni de dissimuler les diffĂ©rences pour reconnaitre la possibilitĂ© de lâuniversel, et pour aspirer Ă celui-ci », observe Thomas Chatterton Williams.
En conclusion, lâauteur fait le constat de bon sens que les gens sont toujours plus que ce qu’ils paraissent. Et si, finalement, nous tenions lĂ la clef de rĂ©solution de la question raciale ?
Philippe Foussier
Thomas Chatterton Williams, Autoportrait en noir et blanc. DĂ©sapprendre lâidĂ©e de race, Grasset, 224 p., 19,50âŹ