Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, par Florence Bergeaud-Blackler (éd. Odile Jacob, 2023)

Voilà un ouvrage qui intéressera les lecteurs d’UFAL-Flash, informés depuis des années de l’emprise dangereuse de l’islam politique supérieurement organisé des Frères musulmans, ainsi que de l’aveuglement coupable des Pouvoirs publics dont témoignent la fabrique néo-concordataire de « l’islam de France » ou le FORIF (forum de l’islam de France).

Organisation fondée en 1928 par le grand père du peu reluisant Tarik Ramadan((Hier pourtant musulman préféré des médias, accueilli par la Ligue de l’enseignement en 1978.)), la confrérie se propose de répandre l’islam sous sa forme intégriste (salafisme) dans le monde, par la prédication ou par le sabre – ce qui signifie le terrorisme dans certains pays. Dans les Etats démocratiques, ses adeptes se présentent sous une apparence engageante – barbe taillée, costume trois pièces, parler châtié – et n’hésitent pas, en France, à tenir des discours d’apparence compatible avec la République. Pure dissimulation, car leur but est, dans l’immédiat, la mainmise idéologique et politique sur les musulmans, incités au « séparatisme » ; à terme, l’établissement de la charia (loi islamique) partout où c’est possible. Projet politique clairement énoncé par leurs théoriciens (dont feu Al Qaradawi), qui  s’appuie sur un réseau dense d’associations multiples, habiles à détourner la démocratie contre elle-même.

Et pourtant, le pouvoir français, depuis des années, croit qu’en pactisant avec les Frères il évitera le terrorisme, et disposera d’un « interlocuteur représentatif », quitte à livrer l’ensemble des musulmans à ces extrémistes cachés sous l’étiquette de « l’islam du juste milieu » – appellation trompeuse.

C’est dire que, depuis l’enquête Qatar Papers de Chesnot et Malbruneau (2019), ou les diverses informations fournies par d’ex-Frères repentis, une piqûre de rappel était indispensable. Pour l’avoir opérée dans son dernier ouvrage, Florence Bergeaud-Blackler est aujourd’hui sous protection policière, menacée de mort. Preuve que les vérités qu’elle dit dérangent du monde. On a en mémoire son très rigoureux ouvrage de 2017 Le marché halal, ou l’invention d’une tradition (éd. Du Seuil). C’est encore en anthropologue qu’elle a écrit Le frérisme et ses réseaux, en même temps qu’en chroniqueuse sur moyenne période de cette offensive islamiste.

C’est une somme, bien documentée, qui relate l’origine du mouvement, son second souffle accompagnant la mondialisation néo-libérale, sa stratégie de pénétration insidieuse – réussie notamment auprès des instances européennes. Il s’agit de reconstituer en terre de mécréance une communauté musulmane (oumma), pour l’irriguer de son idéologie fondamentaliste, et prendre peu à peu le pouvoir – même localement -, pour imposer la charia contre les lois civiles.

Florence Bergeaud-Blackler souligne bien qu’il ne s’agit en rien d’un renouveau religieux, encore moins d’une réaction « aux conditions socio-économiques faites aux immigrés ou aux discriminations culturelles ou racistes ». C’est bien une entreprise politique (et même géopolitique) dotée « d’une vision, une identité, un plan ». Et l’auteure le démontre, de façon solide et étayée. Voilà sans doute pourquoi son ancien collègue François Burgat, islamologue grand ami du Qatar et des islamistes, a lancé la charge contre elle, l’assimilant carrément aux antisémites des siècles passés (Drumont, 1896). Accusation dont on chercherait en vain le moindre fondement dans l’ouvrage incriminé. Il n’importe : les complices de l’islamisme (« utiles », à défaut d’être forcément « idiots »), dénoncent systématiquement comme « obsessionnels islamophobes », ou « complotistes paranoïaques » tous ceux qui débusquent la stratégie frériste et informent sur elle.

Car le frérisme prospère sur le négationnisme pratiqué jusque dans les milieux officiels((Un ministre de l’intérieur a pu nous affirmer « les yeux dans les yeux » que tel imam important n’était pas Frère musulman, alors que Qatar Papers l’avait dévoilé comme plaque tournante régionale des financements de « Qatar Charity » aux réseaux fréristes.)). Ne serait-ce que pour cela, il faut soutenir Florence Bergeaud-Blackler, et la lire. Il faut que la vérité continue à se faire jour sur l’offensive de l’islam politique et de ses courroies de transmission universitaires ou institutionnelles, de Paris à Bruxelles.

Certes, on pourra relever que l’auteure s’appuie souvent sur des faits remontant à 20 ans et plus, et connus au moins des républicains et des laïques. Mais il n’était pas sans intérêt de consolider l’ensemble des différents moments de l’interventionnisme frériste. L’ouvrage aurait d’ailleurs pu s’enrichir du travail remarquable de l’association #RESEAU 1905, qui tient à jour des fiches précises sur les personnalités et les réseaux très complexes de l’islamisme en France. Il reste que Florence Bergeaud-Blackler livre des renseignements sur plusieurs personnages moins connus, mais très écoutés dans l' »oumma » (la communauté des croyants) qu’ils s’échinent à reconstituer en « terre de mécréance ».

Travail de journaliste en partie, mais bien informée. Quant à la qualité du travail d’anthropologue, elle est également à la base de l’analyse du phénomène frériste. On lira avec intérêt et affliction la relation d’un travail de terrain avec des femmes musulmanes((Chapitre 9 Sœurs musulmanes, pp. 292 et suivantes.)) « de quartier », toutes au moins bachelières. Le focus group((Technique d’entretien sociologique consistant à réunir le public étudié autour d’un thème donné.)) sur le halal est transformé en « séance d’endoctrinement » par une seule participante. Une assistante sociale, non voilée, animatrice bénévole de danse dans une association, décide in fine d’abandonner cette pratique « haram » ! L’auteure analyse finement les ressorts de l’endoctrinement fréro-salafiste : le vrai croyant doit faire de chaque instant de sa vie un acte conforme aux prescriptions religieuses des pieux ancêtres (orthopraxie), gagnant ainsi un maximum de « bons points » pour le paradis. Non seulement ça marche, spectaculairement, mais on découvre le rôle essentiel, quoique discret, des femmes dans l’emprise de l’islamisme sur la « communauté ». L’éducation donnée par les « sœurs » à leurs enfants en est un vecteur fondamental : à l’école publique, ce n’est plus seulement une culture familiale que l’élève doit accepter de mettre entre parenthèses, c’est carrément le lien avec la mère, levier inconscient et d’autant plus efficace.

En revanche, on ne suivra pas Florence Bergeaud-Blackler lorsqu’elle affirme que, pour « contrer le frérisme », au cas où les responsables musulmans ne le dénonceraient pas (ce qui est avéré), « l’Etat doit opter pour un concordat avec l’islam, c’est-à-dire avec des chefs religieux désignés et comptables de leurs actions devant la nation ». Préconisation clairement contradictoire avec celle figurant en tête du même paragraphe – et que nous approuvons – de « se désengager de toute discussion avec des chefs religieux ». Surtout, ignorance regrettable chez une anthropologue de l’histoire de l’islam colonial en Algérie, où un tel système a été mis en place en 1907 : les imams contrôlés par le Gouverneur général étaient minoritaires et disqualifiés auprès de leurs « coreligionnaires »((Voir par exemple, avec précaution sur la définition préalable de la laïcité : https://www.cairn.info/revue-histoire-de-la-justice-2005-1-page-163.htm)). Tout concordat est par nature un renoncement à la laïcité, est-il besoin de rappeler la définition juridique de l’un et de l’autre ?

Il reste que, grâce à cet ouvrage, on comprend mieux comment le frérisme influence, consciemment ou non, l’ensemble des musulmans, en assurant l’hégémonie d’un paradigme simple d’orthopraxie. Il a réussi notamment à imposer le terme « islamophobie » dans la société globale, et recourt à la victimisation systématique des « musulmans » (réels ou supposés), lesquels peinent à échapper à cette assignation identitaire. Le halal étendu à tous les domaines symbolise cette affirmation séparatiste d’un mode de vie global et d’une identité religieuse en rupture avec les mœurs((Qu’il est à notre sens erroné et anti-laïque de définir comme « judéo-chrétiennes ».)) et les lois des « mécréants ». La seule manière d’être un « bon » musulman apparaît désormais comme celle prescrite par les plus radicaux : toute opinion musulmane divergente court désormais le risque du désaveu communautaire, le plus efficace étant le plus silencieux.

Militant laïque, professeur, puis haut-fonctionnaire, Charles Arambourou est actuellement magistrat financier honoraire. Il suit les questions de laïcité au bureau national de l’UFAL.

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