Article paru dans le magazine UFAL Info n°77 spécial « Crépuscule de la démocratie : les lumières dans la nuit »

UFAL Info n°77 – Avril 2019

La réforme des retraites que prépare actuellement le gouvernement sera sans nul doute le tournant social du quinquennat Macron. Le projet de réforme repose sur la fusion de l’ensemble des régimes de base au sein d’un régime unique par points. Derrière les arguments spécieux de la simplification et de l’équité entre retraités se cache en réalité un projet de démolition historique d’un pilier central de notre édifice républicain : notre système de retraite par répartition. Cette réforme se traduira d’une part par une baisse probable des pensions des futurs retrait   és et un allongement de l’âge de départ à la retraite, et, d’autre part, par une insécurité sociale majeure au sein de la classe salariale. En effet, le futur système par points obligera les travailleurs à accumuler des points retraite sans aucune visibilité sur la valeur du point au moment de la liquidation de leur pension. En conséquence les travailleurs seront incités à poursuivre leur activité au-delà de l’âge légal de départ afin d’anticiper une baisse probable des pensions. Plus encore tout est fait pour que les salariés, du moins ceux qui en ont les moyens, anticipent au plus tôt la faiblesse probable de leurs pensions au travers de stratégies d’investissement dans des produits de placement et dans des dispositifs de retraite complémentaire par capitalisation qui ont vocation à nourrir la sphère financière et accroître la pression actionnariale sur les entreprises.

Mais la conséquence la plus désastreuse de cette réforme est en réalité symbolique. En mettant fin au système actuel à prestations définies qui fait reposer le calcul des pensions sur les meilleurs salaires d’activité, le Président Macron souhaite en réalité parachever son projet d’atomisation du salariat en cassant le lien organique entre salariés et retraités. En transformant les travailleurs en petits épargnants de points retraite, le projet gouvernemental vise en effet à casser la « communauté de destin » qui unit salariés et retraités depuis 1945 et qui contribue à les rendre solidaires des revendications sociales en faveur du salaire. Cette communauté de destin entre salariés et retraités découle directement d’un siècle de luttes sociales qui ont abouti aux ordonnances d’octobre 1945 créant la Sécurité sociale. En créant une véritable continuité entre salaire et pensions de retraite et en faisant financer les pensions par la cotisation sociale (le salaire socialisé), la Sécurité sociale a créé les conditions d’une convergence d’intérêts sociaux et politiques entre l’ensemble des composantes de la classe salariale. La retraite cesse dès lors d’être l’antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie pour reprendre les termes d’Ambroise Croizat. Par la retraite entendue comme continuation du salaire d’activité, la classe salariale a conquis de haute lutte un nouveau droit inaliénable et sacré : le droit d’extraire son temps personnel de l’aire de domination du capital. Les retraités cessent d’être des travailleurs de réforme, maintenus dans l’indigence et contraints de quémander des petits boulots pour leur survie, et deviennent des travailleurs libres de choisir leurs activités et libres d’organiser leur temps d’activité comme bon leur semble. Cette libération du travail de la contrainte capitaliste, ou plus exactement la démonstration que le travail est capable de produire de la richesse sans passer par le truchement de la valorisation du capital, c’est précisément ce qu’exècre le grand patronat et ce, depuis plus d’un siècle. 

La retraite au cœur de la bataille historique de la Sécurité sociale

La question des retraites a occupé dès l’origine une place déterminante dans la construction de notre édifice social républicain. Nous pouvons même affirmer que les retraites sont la « mère » de toutes les batailles sociales républicaines de notre pays. En effet, la première grande législation sociale française fut précisément la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes que défendit jadis avec passion un certain Jean Jaurès. Ce système de retraite fut malheureusement un échec, en raison du sabordage organisé par la droite parlementaire de l’époque qui l’a vidé de son contenu et a imposé un système par capitalisation. Ce n’était que partie remise et la bataille pour la construction de la Sécurité sociale à la suite des ordonnances de 1945 va placer une nouvelle fois la question des retraites au cœur de la conflictualité politique de l’époque. Car, contrairement à l’image d’Epinal de la concorde nationale de tous les partis politiques à la Libération, le lendemain de la guerre fut le théâtre d’oppositions politiques d’une rare violence qui auraient pu faire voler en éclats le projet de Sécurité sociale. De Gaulle ne souhaitait nullement voir aboutir le projet communiste de Sécurité sociale, pas plus que les chrétiens-démocrates ou les radicaux-socialistes. Le rapport de force imposé par le Parti Communiste et la prise de pouvoir de la CGT au sein des nouvelles caisses de Sécurité sociale avec l’appui du Ministre Croizat entre 1946 et 1947 furent en réalité la condition historique déterminante qui a permis à la Sécurité sociale de voir le jour. Toutefois, le prix de cette victoire fut très lourd. Confrontée à une hostilité syndicale, corporatiste et politique majeure parallèlement à un sabordage étatique systématique, la CGT a dû reculer sur deux domaines cruciaux : 1) le Régime général pour tous les travailleurs et 2) le déplafonnement des cotisations sociales.

L’abandon du projet de Régime général pour l’ensemble des catégories professionnelles est sans nul doute la malfaçon originelle de la Sécurité sociale. En autorisant la création de régimes spéciaux et particuliers de Sécurité sociale pour certaines catégories de salariés, le législateur a, de facto, brisé l’élan d’unification statutaire du salariat qui voit le jour au lendemain de la guerre et que devait faire triompher le Régime général. Dès lors réapparaissait le spectre de l’émiettement des régimes sociaux selon l’appartenance socioprofessionnelle et la mise en concurrence entre travailleurs en fonction de leur régime d’appartenance. La question des régimes spéciaux de retraite n’est pas étrangère à cet échec et tient pour bonne part aux dissensions internes à la CGT sur le sujet.

La question du déplafonnement des cotisations sociales est un enjeu tout aussi fondamental sur lequel la CGT a dû reculer. La CGT revendiquait un déplafonnement intégral des cotisations sociales afin de faire cotiser les travailleurs sur l’ensemble de leur salaire. Ce déplafonnement était en effet la seule manière d’accroître considérablement les prestations sociales calculées sur les salaires des travailleurs et de parvenir à universaliser les prestations de Sécurité sociale. La question se posait avec acuité pour les cadres qui ne cotisaient que sur une petite fraction de leur salaire et ne pouvaient prétendre qu’à des pensions de retraite de faible montant. En maintenant, sur pression du patronat, un plafond très bas de cotisations sociales, le législateur a par conséquent précipité la création, en 1947, d’un régime complémentaire de retraite pour les cadres visant à compléter les retraites du Régime général : l’AGIRC.

La retraite AGIRC-ARRCO : la tête de pont du patronat

Le régime AGIRC s’oppose en tout point au modèle de Sécurité sociale du Régime général. Au niveau de la gouvernance tout d’abord, l’AGIRC impose le principe de paritarisme réclamé à cor et à cri par le patronat viscéralement hostile au modèle de démocratie sociale qui était en vigueur au sein du Régime général avec ses conseils d’administration élus composés au ¾ de représentants de salariés. Par le paritarisme, le CNPF (l’ancêtre du MEDEF) obtient de facto les pleins pouvoirs au sein de l’AGIRC au gré d’alliances de circonstances avec un ou plusieurs syndicats minoritaires, tous hostiles à la CGT. Le système AGIRC s’oppose au Régime général en imposant un système de retraites par points. Contrairement au Régime général qui calcule les pensions de retraite en référence aux salaires d’activité (logique de salaire continué), l’AGIRC est un système à cotisations définies au sein duquel les salariés accumulent des points retraite au cours de leur carrière et les convertissent en pension de retraite au moment de leur départ en retraite (logique de salaire différé).

Le système AGIRC, jusqu’alors réservé aux seuls cadres, est étendu à l’ensemble des salariés du privé en 1966 avec la création de l’ARRCO. Depuis cette date, l’ensemble des salariés du privé perçoit des retraites au travers d’un dispositif dual : une retraite de base versée par le régime général et une retraite complémentaire obligatoire versée par l’AGIRC et l’ARRCO[1].

L’histoire de l’AGIRC-ARRCO est marquée par une série ininterrompue de réductions du niveau de pensions des salariés imposées par le patronat au gré d’accord conventionnels déséquilibrés : maintien d’un âge de liquidation à 65 ans (porté à 67 ans depuis 2010), réduction de valeur du point, augmentation de la fraction de cotisations sociales n’ouvrant pas de droits à retraite, et plus récemment réduction de 10 % du montant des pensions pendant 3 ans pour les retraités qui liquident leur retraite à 62 ans auprès du Régime général…

Plus encore, le MEDEF a expressément fait de l’AGIRC-ARRCO la tête de pont de son projet de « refondation sociale » en 2000, avec pour objectif de faire aboutir son projet de retraite à la carte, visant à moduler l’âge de départ à la retraite selon les caractéristiques sociales des salariés.

Connaître et comprendre l’histoire de l’AGIRC-ARRCO, c’est disposer des armes de décryptage de la réforme Macron… Comme l’avait limpidement exprimé François Fillon pendant la campagne électorale de 2017 : « l’avantage d’un système par points, c’est qu’il permet de baisser la valeur du point ». CQFD

La réforme Macron, vers un régime de comptes notionnels

La réforme Macron vise précisément à faire triompher le modèle AGIRC-ARRCO en le généralisant à l’ensemble des travailleurs (fonctionnaires y compris) et en l’appliquant à l’ensemble du calcul des pensions. En réalité, Macron souhaite aller beaucoup plus loin que ce que propose l’AGIRC-ARRCO. Son objectif porte un nom : les régimes de comptes notionnels de retraite. De tels régimes ont été mis en œuvre dans plusieurs pays européens et constituent l’un des projets phares défendu par la CFDT. Les régimes de comptes notionnels sont des régimes de retraite par points mais se distinguent du modèle AGIRC-ARRCO en cela que la valeur du point ne relève plus d’une délibération politique. Il s’agit en effet d’internaliser les paramètres de calcul dans un algorithme qui tient compte de l’espérance de vie de la cohorte, du taux de croissance de l’économie, du taux de chômage, etc. Véritables Frankenstein actuariels, politiquement incontrôlés, les régimes de comptes notionnels constituent l’avènement ultime d’une société technocratique où les questions aussi essentielles que le droit à la retraite relèverait de formules de calculs maîtrisées par un quarteron d’experts actuaires. Les régimes notionnels sont un modèle de privation démocratique d’une inhumanité patente qui tend au surplus à naturaliser les différences de droits à retraite entre individus et notamment entre hommes et femmes… En effet, l’espérance de vie féminine étant supérieure à celle des hommes, dans un système de comptes notionnels, leur droit à la retraite ne peut être qu’inférieur !

Et pourtant les retraites Régime général sont un succès

Faut-il réformer les retraites ? Cette question se pose environ tous les cinq ans depuis 1994. Cela fait en effet presque trente ans, que les gouvernements successifs de droite et de gauche répètent à l’envi que déséquilibre entre cotisants et retraités, parallèlement à l’augmentation de l’espérance de vie rendent notre modèle de retraite insoutenable. Et de mettre en œuvre des réformes qui se sont systématiquement traduites par l’allongement de la durée d’activité, la réduction du montant des pensions, le report de l’âge de départ à retraite, parallèlement à l’incitation à l’épargne salariale retraite et au cumul emploi-retraite.

Pourtant, notre système de retraite par répartition issu des ordonnances de 1945 est un succès éclatant. Jusque dans les années 2000, la France est parvenue, en moyenne((Certes, en dépit de lourdes inégalités)), à offrir aux retraités une pension d’un montant proche du dernier revenu d’activité et a fait chuter dans des proportions historiques le nombre de bénéficiaires du minimum vieillesse. Plus encore, notre pays est parvenu, entre 1950 et 1990 à multiplier par trois la part du revenu national consacré aux retraites (de 5 % de PIB à 14 % aujourd’hui) dans un pays infiniment moins riche qu’actuellement sans que cela ne nuise à la croissance de l’économie.

Le prétendu choc démographique des retraites n’est en réalité qu’un argument spécieux. En suivant un tel raisonnement, d’aucuns auraient dû prédire la famine dans notre pays en raison de la division par 10 du nombre d’agriculteurs dans notre pays depuis les années 1950. Un travailleur d’aujourd’hui produit beaucoup plus de richesses qu’il y a 30 ou 50 ans, et la question des retraites demeure avant tout la question de la part des salaires que l’on souhaite consacrer à leur financement. Plus que jamais les questions de la hausse des salaires et de la cotisation sociale est au cœur de l’enjeu des retraites. Et devraient redevenir l’alpha et l’omega de l’agenda syndical.

Apathiques depuis l’élection présidentielle en dépit des remises en cause historiques du droit du travail et de l’assurance chômage, les syndicats tiennent avec la réforme des retraites leur ultime occasion de démontrer leur capacité de mobilisation sociale dans le cadre d’un rapport de force majeur avec le gouvernement tout en créant une connexion salutaire avec les classes populaires qui ont récemment démontré un souhait de réinvestir l’espace public. Une nouvelle défaite de la mobilisation sociale à l’occasion de la future réforme sonnerait en tout état de cause le glas du syndicalisme à la Française, au prix d’une défaite pour la totalité de la classe des travailleurs.


Délégué national aux questions sociales et familiales de l'UFAL, cadre dirigeant du Régime Général de Sécurité sociale, enseignant à Sciences Po Strasbourg et auteur de l'ouvrage : « Pour en finir avec le Trou de la Sécu » éd. Eric Jammet.

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