Il y a 80 ans jour pour jour, le Gouvernement provisoire de la République française promulguait l’Ordonnance du 4 octobre 1945 qui instituait l’organisation de la Sécurité sociale en France. Cette ordonnance, complétée par celle du 19 octobre, est aujourd’hui encore le point d’ancrage d’un projet révolutionnaire qui entendait libérer les travailleurs et leur famille de la peur du lendemain comme unique perspective de vie. Plus encore, elle jetait les bases d’une véritable gestion ouvrière de la Sécurité sociale.
Meurtrie et dévastée par la guerre, humiliée par l’occupation allemande et par ses propres turpitudes vichystes, la France sut trouver chez une poignée de résistants la force d’ériger de la plus éclatante des manières son propre rétablissement moral. Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR), également intitulé « Les Jours Heureux », reste à ce jour un acte d’héroïsme patriotique qui n’a d’égale que l’audace de son contenu tant sur le plan économique que social. C’est en son sein qu’émerge l’idée de mettre sur pied un « programme complet de Sécurité sociale » qui prendra corps dans les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945 dites « Ordonnances Laroque ».
Néanmoins au lendemain du 4 octobre, tout restait à faire. La situation économique du pays était particulièrement difficile et le lendemain de la guerre fut le théâtre d’oppositions politiques extrêmement vives entre les ambitions sociales du Parti communiste et le projet économique de la droite gaulliste et chrétienne, inscrite dans un schéma nettement plus conservateur et libéral.
C’est cette opposition qui empêchera le plan Laroque de faire aboutir totalement le projet de Régime Général intégral pour l’ensemble de la population. Or, sans un Régime unique, la Sécurité sociale nouvellement instituée risquait fort de retomber dans les travers des assurances sociales d’avant-guerre : éclatées en une multitude de régimes, les assurances sociales n’avaient jamais réussi à créer les conditions d’une harmonisation par le haut des droits sociaux de la classe laborieuse. Cela, les milliers de militants communistes et CGT l’avaient fort bien compris et ils luttèrent avec acharnement contre une montagne d’oppositions politiques, syndicales et corporatistes pour faire advenir le Régime général de Sécurité sociale. Finalement, un compromis fut trouvé : l’ordonnance du 4 octobre 1945 crée une organisation de la Sécurité sociale chargée d’assurer la protection des travailleurs (salariés et non-salariés) et indique que cette protection pourrait être étendue à d’autres catégories de la population. Mais là encore, rien n’était encore joué.
Un personnage jouera un rôle déterminant dans la mise en œuvre de la Sécurité sociale : Ambroise Croizat((Pour une réhabilitation du personnage d’Ambroise Croizat et de son influence considérable dans la création de la Sécurité sociale, voir le film documentaire La sociale, de Gilles Perret, Rouge Production 2016.)). Membre du Parti communiste et secrétaire général CGT de la métallurgie, Croizat est nommé ministre du Travail du général de Gaulle du 21 novembre 1945 au 26 janvier 1946, puis ministre du Travail et de la Sécurité sociale du 26 janvier 1946 au 4 mai 1947. C’est à ce poste et avec l’appui massif d’administrateurs désignés de la CGT qui prennent pied dans les nouvelles caisses de Sécurité sociale qu’il dirige la mise en place du Régime général de Sécurité sociale : assurance maladie, système de retraites, allocations familiales. Sans oublier l’amélioration du droit du travail français, avec l’instauration des comités d’entreprise, de la médecine du travail et de la réglementation des heures supplémentaires.
Cette conquête sociale n’avait cependant rien d’une sinécure. Partout en France des centaines d’administrateurs CGT s’emparèrent des nouvelles Caisses de Sécurité sociale : il s’agissait littéralement, aux quatre coins du territoire, de faire sortir de terre les premières caisses du Régime général, de reclasser des milliers de salariés des anciennes assurances sociales et surtout de convaincre la population de l’importance de cette conquête sociale alors que des campagnes de presse haineuses flétrissent quotidiennement l’action des administrateurs CGT. Sans parler des hauts fonctionnaires qui ne supportent pas l’idée que la Sécurité sociale puisse échapper au contrôle de l’État ; ces derniers organisent un véritable sabotage étatique de la Sécurité sociale en la privant d’une partie de ses ressources.
Et pourtant, le miracle se produit : la classe ouvrière démontre pour la première fois de l’histoire sa pleine capacité de gestion et fait preuve d’un sens aigu des responsabilités dans la conduite des opérations, chose que le Patronat français ne lui pardonnera jamais. De Gaulle lui-même est médusé devant cette démonstration d’autogestion et il préfère démissionner. Il préparera pendant près de 15 ans sa revanche : revenu au pouvoir en 1958, il s’attachera à détruire méthodiquement le projet communiste de 1945 à travers d’importantes réformes qui mettront un coup d’arrêt à l’utopie autogestionnaire de 1945.
Certes, le principe d’unification de la Sécurité sociale au sein du Régime général sera un succès en demi-teinte, sabordé par des oppositions politiques et syndicales multiples. La Sécurité sociale est donc née dans la douleur et s’est heurtée à des oppositions politiques qui atténueront l’ambition de la CGT et de Croizat. Toutefois ce dernier est parvenu à imposer plusieurs principes clés qui détermineront jusqu’à aujourd’hui les contours de la Sécurité sociale française :
- Un Régime Général pour l’ensemble des salariés (à défaut de l’ensemble de la population)
- Un financement salarial et l’aboutissement d’un taux unique de cotisation sociale
- Une séparation de la Sécurité sociale et de l’État
- Une administration des Caisses par des administrateurs élus (et non plus désignés) au sein de Conseils d’Administration composés aux ¾ de représentants des assurés sociaux
Ainsi, Ambroise Croizat et Pierre Laroque parviendront à imposer le cadre de notre système de Sécurité sociale et une permanence de principes qui participent encore aujourd’hui de la spécificité de notre système social fondé sur la dévolution de droits politiques et sociaux aux travailleurs. Certes, de nombreuses réformes postérieures remettront en cause les principes de 1945 et 1946 (en particulier la réforme de 1967 qui brise l’unicité du Régime général et instaure le paritarisme ainsi que la fin des élections sociales), mais la Sécurité sociale française demeure un conquis social essentiel et atypique qui a contribué à l’amélioration considérable des conditions de vie des Français.
Certes beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis 1945. Critiquée et attaquée par le Patronat français et les partis conservateurs pendant des décennies, la Sécurité sociale a subi d’importantes transformations pour devenir, de nos jours, un Service public placé sous contrôle renforcé de l’État, où le rôle politique des administrateurs salariés est réduit à la portion congrue. L’utopie de démocratie sociale a certes fait long feu, mais la Sécurité sociale est devenue avec le temps le premier service public de la Nation en termes d’enjeux financiers. Une institution capitale accompagnant l’ensemble de la population de la naissance à la mort, un service public particulièrement moderne et efficace assurant des flux financiers supérieurs de 50 % au budget de l’État et dont les coûts de gestion sont 5 fois inférieurs à ceux des assurances privées. Et surtout un projet social qui a su s’adapter de manière prodigieuse aux évolutions du monde et surmonter des crises colossales. Une institution caricaturée pour son « trou » alors même que ses comptes étaient à l’équilibre avant la crise Covid.
La Sécurité sociale, c’est avant tout l’amélioration considérable de l’espérance de vie, la modernisation prodigieuse des hôpitaux français, un système de retraite qui a su faire de la retraite une nouvelle étape de la vie et non plus l’antichambre de la mort, une politique familiale qui a accompagné le dynamisme de la fécondité de notre pays et l’activité féminine…
En cette période d’incertitude politique et économique, ce 80e anniversaire de la Sécurité sociale doit plus que jamais convaincre l’ensemble des citoyens de la nécessité impérieuse de défendre ce joyau républicain qu’est la Sécurité sociale. Car la Sécurité sociale n’est rien d’autre que le pilier de la République sociale, un déjà-là révolutionnaire qui a rendu possible l’avènement d’un idéal démocratique et social, un projet émancipateur qui fait du travail une nouvelle condition de la citoyenneté. Un projet à reconquérir d’urgence !
« Ne parlez pas d’acquis sociaux, mais de conquis sociaux,
car le Patronat, lui, ne désarme jamais »
Ambroise Croizat
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