Cadeau de Noël : le 20 décembre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a dit, à l’unanimité, que la condamnation d’Eric Zemmour par la justice française pour « provocation à la discrimination et à la haine religieuse » contre les musulmans ne violait pas la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Pourtant, s’il faut se réjouir de ce rappel aux règles du jeu démocratique, l’examen de certains termes employés par les juges, français comme européens, ne laisse pas d’inquiéter.

D’utiles leçons à tirer

L’art. 24 de la loi française du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, punit la provocation « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». A ce titre, Eric Zemmour avait été condamné définitivement le 3 mai 2018 par la cour d’appel de Paris à 3 000€ d’amende, sanction confirmée par la Cour de cassation le 17 septembre 2019. Il avait alors introduit, le 5 décembre 2019, une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant la liberté d’expression.

Le rejet de cette requête par la CEDH doit servir de leçon à qui serait tenté d’abuser de la liberté d’expression pour inciter à la discrimination ou à la haine. Mais il est également utile aux défenseurs de la libre critique des religions. Les propos incriminés, tenus le 16 septembre 2016, dans l’émission télévisée « C à vous », sont ainsi rappelés par le communiqué de presse de la Cour européenne :

  1. La réponse « non » à la question de savoir « s’il y a des musulmans en France qui vivent dans la paix, qui n’interprètent pas à la lettre les textes du Coran, qui sont totalement intégrés » ;
  2. « Les soldats du djihad sont considérés par tous les musulmans, qu’ils le disent ou qu’ils ne le disent pas, comme des bons musulmans, c’est des guerriers, c’est des soldats de l’Islam » ;
  3. Le Journaliste] : le terrorisme est apocalyptique – « Non mais c’est pas du terrorisme c’est du djihadisme. Donc c’est l’islam » – [Le journaliste] : la façon dont vous mettez un signe = entre djihadisme et islam- [Le requérant] : « Pour moi c’est égal » ;
  4. « Nous vivons depuis trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration ». « Dans d’innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées, c’est également l’Islam, c’est également du djihad, c’est également la lutte pour islamiser un territoire qui n’est pas, qui est normalement une terre non islamisée, une terre de mécréant. C’est la même chose, c’est de l’occupation de territoire » ;
  5. « je pense qu’il faut leur [les musulmans vivant en France] donner le choix entre l’Islam et la France ». Ce propos est suivi de l’affirmation selon laquelle « Donc s’ils sont Français ils doivent, mais c’est compliqué parce que l’islam ne s’y prête pas, ils doivent se détacher de ce qu’est leur religion ».

Excèdent ainsi la libre critique des religions toute réduction à celles-ci de leurs adeptes (« S’ils sont Français, ils doivent (…) se détacher de ce qu’est leur religion »), toute essentialisation agressive d’une religion ou de ses textes fondateurs (« islam = terrorisme ») -se prétendrait-elle fondée sur une analyse de ces derniers (avis aux lecteurs « orientés » du Coran qui y traquent obsessionnellement les sources du terrorisme).

Pourtant, si le fond est bon, la forme fait apparaître un problème de taille.

Une dangereuse invention juridique : la « communauté musulmane »

A plusieurs reprises, les juges qui se sont prononcés sur cette affaire, tant français qu’européens, ont utilisé l’expression « communauté musulmane » (6 fois dans l’arrêt de la CEDH, dont « communauté musulmane française »). Cette notion 1° est étrangère à la loi, 2° remet en cause le principe d’indivisibilité de la République.

1° La loi française ignore la notion de « communauté » : sont protégées contre les appels à la haine ou la discrimination à raison de leur religion seulement les « personnes ou groupes de personnes » (art. 24 de la loi du 29 juillet 1881, art. 225-1 du code pénal, etc.). La Cour de cassation, plus respectueuse de la lettre et de l’esprit de la loi, n’a recouru en l’espèce qu’aux expressions : « les musulmans », « les musulmans en tant que tels », ou « dans leur globalité », « tous les musulmans se trouvant en France ». Cette dernière formulation, toute positiviste, s’oppose mot à mot à celle employée par la CEDH : « la communauté musulmane de France », hautement problématique.

2° En effet, la République étant avant tout- « indivisible » (art. 1er de la Constitution), la seule « communauté » juridiquement reconnue est celle constituée par « le peuple français », comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel en 1991, à propos de la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse1. L’art. 1er de la loi déférée reconnaissant « la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français » a été déclaré « contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion »((C’est nous qui soulignons.)).

Il ne saurait donc exister de « communauté musulmane » (à plus forte raison, « française ») titulaire de droits spécifiques((Sauf à reconnaître une « oumma » réinventée, comme tente de l’imposer l’islamisme –au mépris de la diversité spirituelle, culturelle, sociologique, d’origine, etc. des musulmans concrets.)). C’est le moment ou jamais de rappeler à nos hermines les célèbres propos de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée Nationale, le 23 décembre 1789((Il y a 233 ans, quand même !)) : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » « Nation », « corps politique », « ordre » : nous dirions aujourd’hui « communauté »…

L’indispensable condamnation de propos discriminatoires et haineux ne doit pas se faire au prix de l’abandon par le juge lui-même d’un des premiers principes de la République proclamés dans la Constitution : l’indivisibilité de la République. Le communautarisme n’est pas le remède au racisme, mais son aliment.

  1. Décision 91-290 DC – 09 mai 1991. []

Militant laïque, professeur, puis haut-fonctionnaire, Charles Arambourou est actuellement magistrat financier honoraire. Il suit les questions de laïcité au bureau national de l’UFAL.

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