Le média en ligne Opinion internationale du 16 octobre 2022, date anniversaire de l’assassinat de Samuel Paty, a publié un appel, accompagné d’une proposition de loi constitutionnelle pour l’adoption d’un titre « laïcité » dans la Constitution. Parmi les premiers signataires, tous personnalités respectables et de couleurs politiques diverses, on compte plusieurs partenaires et amis de l’UFAL.

Néanmoins, notre association ne signera pas, et n’invite pas à le faire. Car les bonnes intentions ne suffisent pas à faire de bonnes lois.

Que faut-il changer dans la Constitution ?

L’UFAL, avec nombre d’associations et de personnalités laïques (dont les membres du Collectif laïque national), considère que ce sont d’abord les « Principes » du Titre 1 de la loi de séparation du 9 décembre 1905 qu’il faut inscrire dans la Constitution.

Or le Conseil constitutionnel, dans une décision du 21 février 2013, a procédé à une constitutionnalisation et à une définition du principe de laïcité, dont l’UFAL a relevé le caractère volontairement incomplet. Comme nous l’avons montré, ladite décision était acrobatiquement tournée pour valider la constitutionnalité du statut des cultes anti-laïque d’Alsace et de Moselle((Acrobatie étendue à la Guyane par décision QPC du 2 juin 2017)).

Si le juge constitutionnel a repris la plupart des dispositions du Titre 1 de la loi de séparation du 9 décembre 1905, il s’est refusé à constitutionnaliser l’interdiction de subventionner les cultes. En outre, il a omis de mentionner la liberté de conscience, proclamée par l’art. 1er de la loi de 1905, évitant ainsi de consacrer le lien entre ce principe constitutionnel et celui de laïcité, qui en découle : hiérarchie qui serait pourtant conforme au droit fondamental à la « Liberté de pensée, de conscience, de religion », protégé par l’art. 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et l’art. 10 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne.

Voilà bien les insuffisances du dispositif constitutionnel actuel en matière de laïcité qu’il faudrait corriger. Ce n’est pas ce que propose l’appel publié par Opinion internationale.

Une proposition hors sol, voire problématique

On peut s’étonner que les signataires de cet appel, parmi lesquels figurent d’éminents juristes, fassent fi de l’état actuel du droit constitutionnel. Il en découle des propositions dépourvues de pertinence, et surtout contraires en plusieurs points aux libertés fondamentales.

L’article 1er veut en effet modifier l’art. 4 de la Constitution définissant les partis politiques, en ajoutant « la laïcité » à la liste des principes qu’ils doivent respecter, la souveraineté nationale et la démocratie. On pourrait n’y voir qu’une proclamation sans effet concret, mais il s’agit d’une véritable dénaturation de la Constitution.

En effet, l’art. 4 définit le cadre dans lequel les partis « exercent leur activité librement » : il refuse, en raison même du principe de démocratie, de se prononcer sur le contenu de leurs orientations. Car une République démocratique permet qu’un parti monarchiste existe, à condition précisément qu’il ne prône que des moyens légaux et démocratiques. En revanche, serait interdit comme contraire à la démocratie un groupement appelant à la haine raciale ou religieuse. On peut donc être contre la laïcité dans une République laïque, du moment qu’on ne recourt pas à des moyens non démocratiques. Exiger des partis le respect de la laïcité serait ainsi une atteinte aux droits fondamentaux.

La jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) observe la même retenue quant aux orientations politiques : « les partis politiques d’inspiration religieuse » sont seulement tenus de respecter les moyens légaux et démocratiques((Voir le Guide sur l’art. 9 de la CEDH https://www.echr.coe.int/Documents/Guide_Art_9_FRA.pdf)).

L’article 2 de la proposition vise à introduire un Titre XII bis « De la laïcité » comportant trois articles, après l’art. 76 de la Constitution (emplacement qui peut prêter à discussion). Or ces propositions ont en commun une extension abusive du champ de la laïcité, restreignant les droits fondamentaux.

  • L’art. 76-1 paraît s’inspirer d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel((Décision 2004-505 DC du 24 novembre 2004 « Traité établissant une Constitution pour l’Europe »)), selon lequel le principe de laïcité de l’art. 1er de la Constitution « interdi[t] à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. » En réalité il lui tourne le dos. En effet, la décision citée se limite aux rapports « entre collectivités publiques et particuliers », ce qui en fait bien un principe applicable à la sphère publique (« la République »). Au contraire, la proposition examinée l’élargit aux normes émises par l’ensemble des personnes publiques et privées, jusqu’aux « règlements intérieurs » d’entreprises. Or le principe de laïcité ne saurait s’appliquer aux entreprises privées : seules des obligations de « neutralité religieuse et/ou politiques » peuvent figurer dans leurs règlements intérieurs, et à des conditions très restrictives((Précisées récemment par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) : affaire C‑344/20, le 13 octobre 2022.)).
  • L’art. 76-2 procède à une limitation excessive de la liberté religieuse, puisque l’égalité femmes-hommes, quelle que soit par ailleurs sa légitimité, ne figure pas parmi les limitations permises par l’art. 9 de la Convention EDH. La jurisprudence de la CEDH l’a écartée à propos de la loi « burqa » du 11 octobre 2010. Quant à l’interdiction de manifestation ostentatoire d’appartenance religieuse « dans les services publics et sur le domaine public », elle est en contradiction avec la Constitution (art. 1er), qui fait de la laïcité un attribut de la République, non des personnes (voir la définition du Conseil constitutionnel, rappelée ci-dessus). L’absence de signe religieux ne s’impose, dans les endroits visés, qu’aux agents des services publics, non aux usagers. Elle contrevient en tout cas à l’art. 9 de la Convention EDH, qui dispose que la liberté de manifester sa religion s’exerce aussi en public (sous réserve de l’ordre public).
  • L’art. 76.3 renvoie à la loi le soin de punir l’organisation « d’une section du peuple, définie par son origine ethnique ou son appartenance religieuse en vue de la dresser contre la Nation » par des « projets ou agissements contraires à l’indivisibilité de la République, à la souveraineté nationale, à la démocratie ou au principe de laïcité ». Cette fois, c’est plus qu’un dérapage : une proposition manifestement raciste et discriminatoire. L’organisation d’une « section du peuple » visant à « s’attribuer l’exercice » de « la souveraineté nationale » est en soi prohibée par l’art. 3 de la Constitution. En quoi «  l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse » constitueraient-elles des circonstances aggravantes de ce qui est, en soi, une atteinte capitale à la République ? En outre, le droit républicain s’interdit des incriminations aussi vagues que « dresser contre la Nation », potentiellement utilisables contre les libertés d’opinion et d’association. Par exemple, l’art. 35 de la loi de 1905 sanctionne le fait d’inciter à « soulever ou armer une partie des citoyens contre les autres » : c’est plus grave, mais précis.

A tous les vrais amis de la laïcité : n’en faisons surtout pas un épouvantail liberticide, encore moins une caricature raciste.

Militant laïque, professeur, puis haut-fonctionnaire, Charles Arambourou est actuellement magistrat financier honoraire. Il suit les questions de laïcité au bureau national de l’UFAL.

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