Le journal Libération dans un article intitulé « un manuel anti-IVG de la fondation Lejeune diffusé dans des lycées » raconte la « sidération » qui a saisi une élève lorsqu’elle a découvert cet ouvrage proposé à « la vie scolaire de son établissement privé catholique ». Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes, en a profité pour rappeler, à juste titre, la nécessité de lutter contre « cette propagande anti-IVG » et « ces falsifications »((La fondation Lejeune vient d’ailleurs d’annoncer qu’elle poursuivrait en justice pour diffamation le Planning familial qui a parlé également de falsification.)). À cette occasion, la Ministre a également rappelé son amendement au projet de loi « Égalité Citoyenneté » pour étendre à internet le délit d’entrave à l’IVG1.

Essayer de limiter les symptômes, c’est bien, traiter le mal à la racine, c’est mieux. Or le Gouvernement ne se donne pas les moyens de lutter contre la propagande de la fondation Jérôme Lejeune, phare de la droite catholique traditionaliste.

Pour le comprendre, revenons un peu sur l’histoire de cette fondation.

Au milieu des années 90, l’association des Amis du professeur Jérôme Lejeune, qui regroupe la famille du patriarche décédé, décide de créer une fondation pour continuer l’œuvre de ce scientifique qui s’est attribué l’exclusivité de la découverte de la trisomie 21((Voir cet article du journal La Croix pour plus de précisions.)). Or il est évident, pour toutes les personnes qui suivent à l’époque les combats de l’extrême droite catholique, que la fondation fera également de la lutte contre l’IVG l’une de ses actions principales. Jérôme Lejeune était en effet un militant très engagé : il a notamment été la caution scientifique de « Laissez-les vivre », première association créée en France pour lutter contre la loi Veil((Elle sévit encore actuellement http://laissezlesvivre.free.fr/)). Son gendre, Jean-Marie le Méné, qui partage son combat contre l’IVG, est à la tête du projet de cette fondation.

La fondation Jérôme Lejeune a reçu en un temps record l’agrément d’utilité publique. Une telle célérité avait de quoi surprendre. Certes, la loi prévoit qu’un représentant de l’Etat siège au conseil d’administration d’une fondation reconnue d’utilité publique. Mais en contrepartie, cet agrément est un véritable sésame : il permet en effet une défiscalisation des dons, la réception de legs et une reconnaissance de l’État qui inspire confiance. Les mauvaises langues y ont vu l’action de Clara Gaymard, fille de Jérôme Lejeune et membre fondatrice de la fondation, qui était lors de l’instruction de la demande de reconnaissance d’utilité publique la directrice de cabinet de Colette Codaccioni, ministre de la Solidarité entre les générations, et surtout de son conjoint Hervé Gaymard, membre fondateur de l’Association des Amis de Jérôme Lejeune et… secrétaire d’État chargé de la Santé et de la Sécurité sociale, domaine d’action de la fondation. Une polémique éclate alors dans la presse. Des élus de gauche s’indignent de cette décision du Conseil d’État. A ceux qui s’interrogent sur les véritables objectifs de la fondation, son président Jean-Marie le Mené répond la main sur le cœur que lui et « une équipe de scientifiques, de chercheurs et de médecins, [ont]décidé de créer une grande fondation scientifique destinée à financer la recherche sur les maladies de l’intelligence » pour continuer l’œuvre de son beau-père. Le ministre de l’Intérieur (qui doit donner son aval pour la reconnaissance de l’utilité publique) botte en touche en répondant, à une question posée par le sénateur RDSE François Abadie, que « la reconnaissance d’utilité publique de la fondation Jérôme-Lejeune a été accordée au vu des statuts communiqués par les fondateurs. Les ministères chargés de la santé et de la recherche (sic) ainsi que le Conseil d’État ont chacun donné un avis favorable à la demande, compte tenu de l’objet de la fondation qui est de promouvoir la recherche sur les maladies de l’intelligence et les maladies génétiques et d’assurer la prise en charge des personnes qui en sont atteintes. Aucune disposition des statuts de la fondation ne fait référence à l’interruption volontaire de grossesse, ni dans son principe ni dans sa pratique. La loi  donne au Gouvernement les moyens de contrôler l’adéquation des activités réelles des fondations à leur objet statutaire ((La loi donne effectivement des pouvoirs importants à l’État pour contrôler les fondations reconnues d’utilité publique et il est notamment représenté par un administrateur qui siège au sein du Conseil d’Administration de chaque fondation.))» (Souligné par nous).

Malgré un faisceau d’indices troublants, les choses en sont donc restées là : l’objet de la fondation n’étant pas, explicitement du moins, la lutte contre l’IVG, rien ne s’opposait à la reconnaissance de son statut d’utilité publique. Le Gouvernement se devait seulement de veiller à ce que la fondation ne déroge pas à son objet scientifique2.
20 ans après, la fondation Lejeune ne se cache même plus pour œuvrer contre le droit à l’IVG : elle l’affiche clairement dans son volet « Défendre » (comprendre « défendre la vie ») de ses rapports d’activité. Elle s’enorgueillit même d’avoir distribué 2 millions d’exemplaires de son fameux « manuel de bioéthique des jeunes » en quatre langues ! On peut vraiment s’étonner de ce que les gouvernements successifs et plus encore le gouvernement actuel n’aient pas joué leur rôle d’administrateur au sein de la fondation pour éviter cette dérive par rapport à l’objet statutaire déclaré.

Comment le représentant de l’État a-t-il pu laisser la fondation accomplir ces actions, alors même que tous les documents publics font état de moyens importants dévolus à la lutte contre le droit l’avortement et à la « défense de la vie » en général (lutte contre le choix de mourir dans la dignité3, contre la recherche sur l’embryon4, etc.) ? L’Etat ne pouvait ignorer ce qui se passait. Il ne pouvait ignorer, par exemple, que plus de 300 000 € avaient été dépensés pour les seuls manuels5.

Une telle naïveté de la part du Gouvernement est d’autant plus incompréhensible que la nébuleuse Lejeune a joué un rôle particulièrement actif dans le mouvement d’opposition au projet de loi sur le mariage égalitaire : Ludovine de la Rochère, présidente de la « Manif’ pour tous » , était aussi la responsable de la communication de la fondation.

Comment le gouvernement peut-il tolérer que des sites qui « réinforment » (sic) sur l’IVG soient en partie financés par cette fondation (et donc par nos impôts) alors même que Laurence Rossignol souhaite lutter contre leurs méfaits ? Les choses sont pourtant de notoriété publique. Ainsi, la fondation Lejeune revendique sur son site internet l’action du site genethique.org qui fait office d’agence de presse de la lutte « pro-vie ». Ce site s’est attaqué ces derniers jours au projet de création d’un délit d’entrave internet contre l’IVG porté par la ministre des droits des femmes.

Autre défaillance, autre aberration : comment le Gouvernement a-t-il pu tolérer que la fondation subventionne l’association des Amis du professeur Lejeune (200 000 € versés sur les deux derniers exercices6 ) dont la seule activité consiste à faire du lobbying pour que Jérôme Lejeune soit béatifié par le Vatican ?

La République doit se faire respecter

On le voit encore avec cet exemple7 : la République se laisse marcher sur les pieds, qui plus est à ses frais. Les plus anti-républicains n’hésitent pas à se servir de tous les outils mis à leur disposition, et c’est sans aucun état d’âme qu’ils profitent des largesses de cette République qu’ils honnissent pas ailleurs.

Il faut arrêter de se laisser ridiculiser et mettre un terme à toutes ces dérives : l’État doit se faire respecter.

Si le gouvernement est vraiment scandalisé par la diffusion de ces manuels de « bioéthique des jeunes », qu’il agisse en usant des moyens à sa disposition. Qu’il diligente un audit complet de la fondation Lejeune, en commençant par demander à la Cour des Comptes un contrôle de la gestion et de l’utilisation des dons qu’elle reçoit. Qu’il s’assure que toutes les irrégularités soient sanctionnées et que l’agrément d’utilité publique, le cas échéant, lui soit retiré. Qu’il désigne un administrateur qui fasse un réel travail de contrôle et qui rappelle les obligations statutaires aux dirigeants de la fondation8. Le Gouvernement peut aussi diligenter une enquête sur la diffusion du « Manuel de bioéthique des jeunes » dans l’établissement scolaire mis en cause. Car même si ce lycée est privé, il est sous contrat avec l’Etat et doit respecter des obligations strictes.

En ne faisant rien, en se contentant de surfer sur les polémiques sans s’attaquer aux causes, le Gouvernement participe au renforcement de la société du spectacle et à l’affaiblissement de la République.

  1. Amendement rejeté en commission depuis par les sénateurs, il ne sera donc pas débattu en séance. []
  2. Objet qui est de « Poursuivre l’oeuvre du Pr. J. Lejeune : recherche médicale sur les maladies de l’intelligence et génétiques ; accueil et soins des personnes atteintes de la trisomie 21 et autres anomalies génétiques. » http://www.centre-francais-fondations.org/annuaire-des-fondations/1487 []
  3. La fondation paie notamment une partie des frais d’avocat des parents de Vincent Lambert qui luttent contre le respect du souhait, qu’il avait pourtant exprimé auprès de sa femme, de ne pas rester dans un état végétatif. []
  4. La fondation Lejeune est à l’origine de l’initiative « One of Us ». []
  5. ce qui représente 200 000 € de pertes en impôts pour le budget de l’État, les dons effectués étant défiscalisés à hauteur de 66 % par les donateurs. []
  6. Cf. page 22 du document financier 2015 et page 21 du document financier de 2014 où sont mentionnées respectivement des subventions de 90 000 € et 110 000 € à l’association des Amis du Professeur Lejeune. []
  7. Nous avions alerté les pouvoirs publics à propos du groupuscule Civitas, mais il y a des dizaines d’exemples, notamment parmi les fondations. []
  8. On peut aussi suggérer au Gouvernement de demander des comptes à son représentant, l’ancien chef du bureau des associations et fondations du ministère de l’Intérieur, qui n’a manifestement pas joué son rôle pendant toutes ses années. []

Trésorier de l'Ufal Responsable de la commission "Familles"

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