Chacun a pu faire l’expérience, quand il a rencontré un problème de santé, du renchérissement du coût des soins. Les individus sont mis de plus en plus à contribution pour le financement de leurs propres dépenses de santé sous l’effet de l’intensification des tickets modérateurs et du développement des franchises et forfaits. Pourtant, le gouvernement français ne cesse de brandir, chiffres à l’appui, le faible taux d’effort demandé au patient français par comparaison à d’autres pays où le « reste à charge » pour les ménages est beaucoup plus important. Ainsi la désocialisation de la santé en France est partout sauf dans les statistiques. Cette note vise à montrer que cette désocialisation est bien présente si on tient compte du coût réel des soins (partie 1). Elle en isole les justifications politiques (partie 2) et en dresse un bilan (partie 3).

L’envolée du transfert de charge vers le patient

Une consultation chez un médecin généraliste coûte 22 euros en 2010. Sur ces 22 euros, le régime d’assurance publique (la Sécurité sociale) en rembourse 70 % soit 15,4 euros. Reste 6,6 euros que le patient peut refinancer auprès de son assurance complémentaire (le plus souvent une mutuelle). Il peut aussi assumer directement ce reste à charge s’il n’a pas de complémentaire. Si le médecin pratique un dépassement d’honoraires, la part remboursée par l’assurance publique sera d’autant plus faible. Là encore, le patient pourra refinancer auprès de son assurance complémentaire, dans la mesure où celle-ci couvre les dépassements, ou alors payer directement le reste à charge. Le système de couverture des frais de santé est donc un jeu à trois acteurs : assurance publique, assurance complémentaire et patient. Le Tableau 1 synthétise ce partage des coûts pour 2007 et son évolution depuis 2000.

Avec des versements directs de l’ordre de 8,5 %, le patient en France est moins sollicité qu’au Royaume-Uni avec 11 % ou en Allemagne avec 13 %. Ce taux est de l’ordre de 20 % en Belgique, Italie et Espagne voire plus de 30 % en Suisse [Eco Santé OCDE, 2010]. Cependant ces chiffres masquent une réalité plus négative pour le patient français. Si en moyenne, les versements directs du patient sont faibles, ils sont particulièrement élevés en médecine de ville. La moyenne camoufle également un fort mouvement de balancier où la prise en charge publique augmente pour le patient le plus malade (en Affection de Longue Durée ou ALD) ou avec de faibles ressources (avec la CMU) mais diminue pour le « patient moyen » qui n’est pas exonéré de partage des coûts et doit contribuer davantage au financement de sa consommation de soins.

Le report de la part publique sur la part complémentaire renchérit également le coût des soins pour le patient. Après s’être stabilisée autour de 80 % dans les années 1980, la part publique décline pour décrocher depuis 2004 avec un transfert significatif vers les complémentaires. Or, les primes payées pour l’assurance santé complémentaire sont considérées par les assurés qui les payent comme une dépense incompressible. L’originalité française tient en effet à la place importante des organismes complémentaires qui cumulent les fonctions d’assurance complémentaire et supplémentaire. Au titre d’assureurs supplémentaires, ils assument le financement des soins liés au confort (chambre seule à l’hôpital) ou les dépassements d’honoraires exigés par certains médecins. Ils prennent aussi en charge une part de l’assurance des soins de base et participent au financement du panier de soins défini par les pouvoirs publics. Puisque cette mission d’assureur complémentaire affecte les soins de base et non seulement le superflu ou l’accessoire, ce transfert de charge aux complémentaires modifie l’architecture du financement de la solidarité du système de santé et pèse sur le budget des ménages. Le souci exprimé par les gouvernements de baisser les prélèvements obligatoires publics se traduit, dans le cas de la santé, par une hausse des prélèvements « obligatoires » privés.

Ce débours croissant demandé au patient s’appuie sur des dispositifs anciens. Ainsi, l’expression « ticket modérateur » apparaît en 1928 pour désigner le ticket de visite que le médecin devait recevoir des mains du malade et remettre à la caisse pour percevoir ses honoraires. Le forfait journalier hospitalier existe depuis 1983 mais il ne représentait à ses débuts que 3,05 euros contre 18 euros en 2010. Le transfert de charge de l’assurance publique à la libre prévoyance s’appuie également sur de nouveaux dispositifs comme le forfait de 18 euros concernant les actes médicaux lourds dont le montant est égal ou supérieur à 91 euros. Ce durcissement s’est accompagné d’une innovation institutionnelle consistant à transférer les frais de santé non pas uniquement de la Sécurité sociale à l’assurance complémentaire (les mutuelles notamment) mais directement de la Sécurité sociale au patient avec impossibilité pour celui-ci de faire refinancer ses frais par sa complémentaire, même avec une très bonne complémentaire. En effet, l’instauration d’un ticket modérateur dit « d’ordre public » impose au patient de payer seul une partie du prix de certains soins. C’est le cas du forfait de 1 euro que les assureurs complémentaires n’ont pas le droit de rembourser au patient ou encore des récentes « franchises médicales » (2 euros par transport sanitaire ou 50 centimes par boite de médicament) non refinançables pour la plupart des patients. En revanche, les assureurs complémentaires peuvent rembourser les pénalités en cas de non respect du parcours de soins, mais ceux qui ne les remboursent pas bénéficient d’exonérations fiscales dans le cadre des « contrats responsables ».

Les assureurs complémentaires peuvent également rembourser des médicaments à « service médical rendu » faible ou insuffisant. En août 2003, 93 médicaments ont été exclus du remboursement, 156 en mars 2006, 103 en janvier 2008 et 150 médicaments ont basculé en 2010 d’un taux de remboursement à 35 % à un taux de 15 % (vignette orange). Ces déremboursements massifs de médicaments achetés par les patients et parfois prescrits par le médecin ne sont pas pris en charge par la plupart des complémentaires et pèsent directement sur le budget des ménages.

Les études chiffrant le coût réel des soins supportés par les assurés (prime d’assurance complémentaire et reste à payer) montrent une hausse substantielle. Ainsi, une étude du cabinet de conseil Jalma [2010] révèle une hausse de 40 à 50 % des coûts directs en moyenne de 2001 et 2009 (hors contributions sociales sur les salaires).

La désocialisation, produit du cumul des libéralismes

La désocialisation de la dépense de santé s’inscrit dans un contexte macroéconomique marqué par le mot d’ordre de réduction des budgets publics. Elle répond à un formatage partiel et partial du problème qui appelle sa gamme particulière de solutions.

Le problème est présenté comme celui du financement du social qui se focalise sur la dépense et évacue le manque de recettes. Le déficit de l’assurance maladie pour 2009 (- 9,4 milliards d’euros) est pourtant largement imputable à la crise économique qui prive de recettes et non à une épidémie de grippe, annoncée dévastatrice et coûteuse, mais qui n’a finalement pas eu lieu. La fragilisation du salariat et notamment la multiplication des emplois précaires, qui apportent moins de contributions sociales que les véritables emplois, sont aussi des manques à gagner pour les finances sociales. Cette amputation de recettes est alimentée par la pénurie organisée de ressources du fait des exonérations de cotisations sociales, demandées par le patronat et qui sont partiellement non remboursées.

La mission de la protection sociale est désormais d’être favorable aux entreprises. Elle subit une forte réorientation en étant considérée comme un coût et non comme un élément de la demande. Le transfert de charge des budgets publics vers les patients (ou leur complémentaire) anémie la consommation totale des ménages car il oblige à consacrer des ressources pour la santé qui ne seront pas libérées pour d’autres biens de consommation. Mais cet inconvénient, dans un référentiel keynésien, devient un avantage dans un référentiel néolibéral qui y voit un moyen de réduire les budgets publics tout en développant un marché de l’assurance privée.

Faire payer le patient participe ainsi à une stratégie néolibérale globale qui privilégie l’offre et les entreprises sur la demande et le salariat. Ceci explique aussi que les politiques visant à faire payer le patient se sont faites plus pressantes dans les années 2000 où est entérinée en France l’impossibilité de faire appel aux cotisations patronales pour couvrir le besoin de financement dans un contexte où les partenaires sociaux sont mis à distance dans le pilotage de l’assurance maladie.

Cette gestion du financement du soin obéit ainsi à un cadrage néolibéral mais traduit également le contexte institutionnel français du système de santé marqué par le poids de la médecine libérale. Le programme néolibéral, dont l’une des dimensions est de faire de chacun une petite entreprise et de développer le modèle de l’individu entrepreneur de soi, notamment en activant la responsabilité de l’assuré social, est tout à fait en phase avec les valeurs libérales de la médecine.

Le pouvoir politique de certains segments de la profession médicale rend difficile une régulation de l’offre qui achoppe sur la charte de la médecine libérale avalisée en 1928, toujours en vigueur, et qui maintient la liberté d’installation, de prescription ou l’entente directe avec le patient dans le cadre d’un paiement à l’acte. Si le législateur a développé des mesures de politique économique contraignantes notamment pour les praticiens hospitaliers qui affichent un certain attachement au service public et auquel on oppose une logique gestionnaire, il est resté très discret pour contourner le libéralisme médical en médecine de ville comme à l’hôpital.

La guérilla organisée par le pouvoir médical se traduit aussi par des sanctions électorales comme l’ont montré les suites du plan Juppé de 1996 qui visait à sanctionner financièrement les médecins en cas de dépassement de l’objectif quantifié d’évolution des dépenses. Le gouvernement est conduit alors à privilégier une régulation par la demande et à faire du patient la cible principale de la baisse des dépenses publiques de santé. La création du secteur à honoraires libres (ou secteur 2) est emblématique de cette coalition politique sacrifiant le patient. En 1980, la convention médicale (CNAM – syndicats de médecins) autorise les médecins qui le souhaitent à pratiquer des dépassements d’honoraires non remboursés au patient par la Sécurité sociale. Les pouvoirs publics espèrent, par ce dispositif, obtenir une réduction des quantités de soins et des dépenses. En effet, le médecin payé à l’acte peut faire moins d’actes sans amputer son revenu car les actes sont payés plus chers. Pour la Sécurité sociale, l’important est bien de baisser les quantités d’actes, car ils sont remboursables. Pour le médecin, l’augmentation des honoraires est un moyen de gérer son revenu par la déconnection entre les dépenses réelles des patients et les dépenses remboursées par les budgets publics. C’est donc un jeu gagnant gagnant qui s’organise mais qui fait une grande victime : le patient obligé de payer des honoraires supplémentaires qui ne sont remboursés que par les complémentaires hauts de gamme réservés aux plus hauts revenus ou aux bénéficiaires de certains contrats collectifs d’entreprise. En dépit des tentatives erratiques de geler l’accès au secteur à honoraires libres, il demeure important pour la médecine de spécialité et constitue aujourd’hui l’une des principales sources des inégalités d’accès aux soins avec une part des dépassements dans les honoraires totaux qui a doublé entre 1990 et 2002 [Aballéa et al., 2007]. Certains départements n’ont aucun médecin spécialiste à tarif administré dans certains domaines (par exemple urologie ou chirurgie). Le montant du dépassement peut être très lourd : en moyenne 225 euros en hôpital public et 454 euros en clinique privée pour une prothèse totale de hanche. La création d’un vaste espace de liberté tarifaire consacre la déconnection entre les tarifs de la Sécurité sociale et ceux réellement pratiqués par les médecins et ébranle ainsi l’un des fondements de l’assurance maladie et du même coup l’édifice de 1945.

Une politique inégalitaire et inefficace

La rencontre de ce pouvoir médical et des orientations néolibérales de politique économique a nourri et orienté le discours valorisant la mise à contribution financière du patient. La stratégie consistant à faire payer le patient est lourde d’inégalités. La désocialisation, si elle est bien réelle pour tous, est plus prononcée pour les plus fragiles. La multiplication des restes à charge oblige à consacrer une partie plus importante de son budget à la santé. Les plus malades et plus pauvres sont en première ligne dans ce processus : le taux d’effort est plus élevé pour les déciles de revenu les plus faibles et pour les plus âgés dont les dépenses de santé sont plus conséquentes. Ces populations sont de fait les plus exposées au risque de renoncement aux soins pour raisons financières. Le report significatif sur la complémentaire n’allège pas ces inégalités. Qu’il soit mutualiste ou non, l’assureur complémentaire n’est pas un assureur public généreux qui propose des contrats uniformes. Le marché de l’assurance complémentaire français est très inégalitaire. Les plus hauts revenus ont les meilleures couvertures et la couverture complémentaire reproduit les inégalités de position sur le marché du travail. Tout euro de financement transféré vers les assurances complémentaires est donc largement inéquitable.

Ces inégalités de couverture se déploient sur un terrain d’inégalités d’état de santé. Or, ces inégalités sont avant tout des inégalités sociales : à l’image de l’espérance de vie, la morbidité (mesurée notamment par le taux de prévalence des maladies) est fonction des catégories sociales [Fassin, 2009]. Globalement, la maladie ne choisit pas ses victimes au hasard et frappe statistiquement d’abord les plus modestes. Le système français est donc un système où non seulement les plus pauvres sont potentiellement les plus malades mais de plus ce sont eux qui ont les complémentaires les moins couvrantes.

En creusant les inégalités sociales, la politique publique de désocialisation du soin vient ainsi amplifier les inégalités d’état de santé et non les réduire. Dans la mesure où la santé a l’influence la plus importante sur la qualité de vie et cristallise l’espérance du « vivre bien », les inégalités créées par ces politiques publiques fabriquent un vaste espace d’injustices qui conduit à déliter le pacte social. Elles obligent alors à créer des dispositifs correctifs du type Couverture Maladie Universelle Complémentaire (CMUC) visant à limiter l’impact, sur les patients les plus pauvres, du renchérissement du coût global des soins. La CMUC, mise en place en 2000 sous condition de ressources, constitue un réel progrès social dans ce contexte. Elle ambitionne de moraliser la politique de santé comme on moralise le capitalisme, c’est à dire sans rien changer sur le fond. En exonérant les plus pauvres du paiement du ticket modérateur et des forfaits (ils sont pris en charge à 100 % en étant dispensés de l’avance de frais), on limite les effets négatifs du transfert de charge vers le patient. Mais on légitime du même coup l’accentuation de la contribution financière demandée aux autres patients. Quand les plus fragiles sont protégés, il y a moins d’obstacles « éthiques » à faire payer les autres.

Ce ciblage à l’américaine de la politique de santé est fragilisé par de nouvelles inégalités qui sont maintenant bien documentées : a) des effets de seuil très violents qui font que les plus modestes restent les plus nombreux à renoncer aux soins pour des raisons financières comme l’a montré une enquête récente du CREDOC [Bigot, 2010] ; b) un non recours important de bénéficiaires potentiels parfois mal informés mais aussi vulnérables au climat de stigmatisation et de discrédit social portée par l’éloge de la responsabilité individuelle ; c) un refus de soins significatif de la part de certains médecins appliquant une liberté tarifaire accordée par les pouvoirs publics ; d) une segmentation des patients selon qu’ils sont ou non exonérés du ticket modérateur et qui conduit à demander plus à ceux qui ont le moins du fait notamment du durcissement des contraintes administratives pour les plus malades et les plus pauvres.

Ce ciblage révèle aussi l’incohérence de la politique publique du soin quand elle est portée par le néolibéralisme. La volonté de faire payer le patient au nom de la baisse des dépenses publiques oblige à développer de nouvelles dépenses publiques pour contrecarrer les effets indésirables de dispositifs installés par cette même politique publique ! Avec un coût moyen de 416 euros pour la Caisse nationale d’assurance maladie pour chacun des 4,7 millions de bénéficiaires de la CMUC en 2007, on mesure le prix à payer pour faire payer le patient.

Conclusion

Les errements de la stratégie de mise à contribution financière du patient sont l’une des expressions majeures de la crise de la politique économique en matière de santé. Cette crise se traduit par l’incapacité de maîtriser les dépenses publiques de santé sans sacrifier la lutte contre les inégalités. Cette « crise » de régulation est imputable pour une large part à l’orientation néolibérale des instruments de gouvernance qui activent des dépenses nouvelles tout en conduisant à de nouvelles inégalités. Les évolutions futures ne laissent pas envisager une sortie de ce cercle vicieux. Deux moyens sont privilégiés pour chercher de nouvelles sources d’économies budgétaires. (i) Accroître la taxe sur les organismes complémentaires pour financer la CMUC. La taxe étant répercutée sur les primes d’assurance, les patients verront le coût réel des soins augmenter à nouveau. (ii) Faire des économies sur d’autres dispositifs comme les Affections de Longue Durée (ALD) qui concentrent 57 % des dépenses remboursées par l’assurance maladie. L’augmentation du reste à charge pour les patients victimes d’une maladie longue et chronique, n’est pas de nature à alléger les inégalités sociales de santé. Il ferait porter la charge sur les plus âgés et notamment sur les (futurs) retraités qui devraient ainsi financer des frais de santé en croissance avec des pensions de retraite plus faibles.

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