Le cinéma est-il un média comme les autres, relevant de la liberté d’expression garantie par tout État de droit, ou, en raison de sa « force réaliste », ne doit-il pas être soumis à censure ? C’est ce qu’ont tenté de soutenir, à plusieurs reprises, par des moyens allant des pétitions organisées aux attentats, divers lobbies cléricaux se réclamant d’une des formes du christianisme – avant d’autres intégrismes.

Jeanne FAVRET-SAADA, directeur d’étude à la section des sciences religieuses de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, s’est livrée à une étude approfondie sur la carrière mouvementée de quelques films, entre 1965 et 1988 : La Religieuse (Jacques Rivette, 1966), La vie de Brian (Monty Python, 1979), Je vous salue Marie (Jean-Luc Godard, 1985), La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988). Au passage, elle cite l’affaire de l’affiche du film Ave Maria (1984). Dans sa conclusion, elle évoque les atteintes à la liberté d’expression et les meurtres commis au nom des « sensibilités musulmanes blessées » : l’affaire Rushdie (1988), le film Soumission aux Pays-Bas (2004), les caricatures du prophète au Danemark (2005).

L’ouvrage contient une foule d’informations précises et précieuses, qui contextualisent les opérations menées contre la liberté de création. On y découvre ainsi que ce n’est pas Mme De Gaulle, contrairement à la rumeur, qui a fait interdire La Religieuse, mais De Gaulle lui-même, à la suite d’une lettre du Cardinal Feltin (ancien fidèle du Maréchal sous l’Occupation, chaud partisan du STO). Les grenouillages protestants et évangéliques en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis sont minutieusement décortiqués. L’attitude « politique » de l’épiscopat français, essayant de négocier avec le pouvoir socialiste, tout en craignant d’être dépassé par les ultras, est bien mise en lumière. Mais on mesure à quel point les activistes de la Fraternité St Pie X et le Pape Wojtyła ont réussi à durcir les positions de l’Eglise sur les sujets sociétaux au cours des années 80. En revanche, on découvre avec étonnement l’énergie dépensée aux Etats-Unis (y compris en s’appuyant sur le Premier Amendement) par les défenseurs de la liberté de création de Martin Scorsese (que ce soit des financiers n’enlève rien au fait qu’ils ont su porter le débat au fond).

Jeanne FAVRET-SAADA montre très bien comment, le blasphème ne faisant déjà plus recette dès les années 60, les croisades cléricales se réclamant des christianismes ont embouché la trompette des « sensibilités religieuses blessées », voire carrément de la dénonciation du « racisme anti-chrétien ». Leçon de l’histoire qui a été bien appliquée ensuite par les islamistes, avec la notion d’islamophobie – à laquelle certains tentent aujourd’hui de donner une patine « scientifique » au nom de la sociologie détournée ! Leçon malheureusement incomprise par les jocrisses qui trouvaient en 2015 que « Charlie allait trop loin », et réclamaient le respect de ces fameuses « sensibilités ».

Voilà un ouvrage utile, qui fourmille de précisions. L’abondance de détails fait certes qu’il ne se lit pas comme un roman, quoiqu’écrit d’une plume alerte, mais c’est un outil précieux et référencé. On le consultera en tant que de besoin pour découvrir les dessous d’affaires dont chacun a entendu parler, sans en saisir forcément les ressorts cachés. Il suggère par exemple que, entre les années 80 et 90, l’épiscopat français était moins allant sur la défense des « sensibilités chrétiennes blessées » que sur le dossier de l’enseignement confessionnel (de l’échec de la loi Savary aux accords Lang-Cloupet de 1992) : intéressant pour saisir la hiérarchie des enjeux dans le camp clérical.

Décidément, la méthode universitaire, la vraie (pas celle des « colloques » contre « l’islamophobie d’Etat »), a du bon !

Militant laïque, professeur, puis haut-fonctionnaire, Charles Arambourou est actuellement magistrat financier honoraire. Il suit les questions de laïcité au bureau national de l’UFAL.

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