La France devra-t-elle autoriser le port de la burqa dans l’espace public ? C’est la logique de la dernière « communication » du Comité des droits de l’Homme de l’ONU. Cet organe de 18 juristes, chargé de veiller au respect par les Etats du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, s’est déjà illustré, le 10 août 2018, en invitant la France à reconsidérer l’arrêt définitif de la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup, qui aurait discriminé la salariée licenciée comme « femme et musulmane ». Il vient de récidiver le 22 octobre 2018. Selon lui, la loi française du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » viole les droits reconnus par le Pacte, car elle discrimine la minorité des femmes musulmanes « qui choisissent de porter le voile intégral ». Indignons-nous, mais réfléchissons.

Une offensive juridico-politique contre le droit français et européen

Ces deux « communications » à la France du Comité des droits de l’Homme (CDH) de l’ONU visent directement, non seulement les lois de la République, mais le droit européen en vigueur, notamment la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Il s’agit de remettre en cause notre cadre juridique, qui permet la limitation des libertés religieuses au nom de l’intérêt général (ordre public « dans une société démocratique », respect des droits et libertés d’autrui). Le droit anglo-saxon, au contraire, donne à la liberté de religion un caractère quasi-absolu (confondant au passage liberté de croire et liberté de manifester ses convictions) ; il sert de véhicule à cette offensive, dont on montrera plus loin qu’elle s’autorise de textes internationaux restrictifs. D’ailleurs, le Premier président de la Cour de cassation vient d’inciter((Audience d’installation du 3 septembre 2018)) à « la défense de la langue française, vecteur traditionnel de l’influence de notre pays, et en particulier de ses conceptions juridiques », face à l’anglais dominant qui assure « l’expansion de sa propre culture judiciaire et juridique ».

On ne peut en outre ignorer le poids, au sein de l’ONU et de ses divers organismes, du lobby des Etats ayant fait de l’islam leur religion officielle, dont témoigne la caricaturale « Déclaration islamique universelle des droits de l’homme » de 1981, destinée à contrecarrer l’universalisme de la Déclaration universelle de 1947, présenté comme exprimant la « domination blanche et occidentale ».

Au-delà de l’indignation fondée, le combat juridique et politique pour l’universalité des droits humains et contre le « relativisme » doit être amplifié, comme l’a montré, à l’ONU même, sa Rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels, Mme Karima Bennoune((Rapport « Universalité, diversité culturelle et droits culturels », 25 juillet 2018.)).

Les raisonnements spécieux du CDH de l’ONU à propos de la loi française

La lecture des opinions concordantes et dissidentes de sept membres du Comité éclaire la communication du 23 octobre 2018. Les cinq juristes concordants((Le président israélien, les experts de Lettonie, USA, Afrique du Sud, Canada : tous pays « occidentaux ».))  déclarent très hypocritement (qui peut soutenir le contraire ?) que « le voile intégral est discriminatoire, car (c’est) une pratique traditionnelle par laquelle les hommes ont asservi les femmes sous couvert de préserver leur « pudeur », les empêchant ainsi d’occuper l’espace public au même titre que les hommes », ou que « le voile intégral a un caractère intrinsèquement oppressif et trouve son origine dans l’asservissement patriarcal des femmes ». Mais qu’en concluent-ils ? Qu’il ne faut pas l’interdire de façon générale, puisque certaines femmes disent l’avoir librement choisi : comme si la servitude volontaire était moins intolérable !

Quant à une éventuelle menace pour la sécurité publique, elle ne serait pas établie en France, selon eux ! Le déni de réalité et la mauvaise foi sont à leur comble.

C’est ce que dénoncent les deux experts dissidents : le Tunisien Yadh Ben Achour, qui sait sans doute mieux que d’autres de quoi il parle, et le Portugais José Manuel Santos Pais. Le second rappelle la sinistre litanie des attentats perpétrés en France et dans d’autres pays, après la décision de la CEDH de 2014, qui suffit à établir l’existence d’une « menace générale pour l’ordre et la sécurité publique », contrairement à l’avis de la Cour à l’époque.

Les deux « dissidents » du Comité contestent que le port du niqab soit une « obligation religieuse » stricto sensu, montrant qu’il ne s’agit que d’une « coutume » particulière, dépourvue de fondement théologique admis comme de consensus chez les musulmans. Yadh Ben Achour rappelle que toutes les « interprétations » religieuses « ne se valent pas au regard d’une société démocratique », en particulier dans le contexte juridique propre à la France : et de citer non seulement la polygamie, l’excision, l’inégalité successorale, mais aussi le sororat ou le lévirat((Coutumes juives traditionnelles imposant des mariages entre beaux-frères et belles-sœurs.)).

Pour appuyer sa thèse d’une « discrimination religieuse », la communication du CDH n’hésite d’ailleurs pas à déformer, en l’exagérant, la portée des exceptions prévues par l’art. 2 de la loi française à l’interdiction de dissimulation du visage1. Elles auraient pour effet de limiter « pratiquement » l’interdiction « au voile islamique » (sic). Yadh Ben Achour répond clairement que ces exceptions, « en général circonstancielles et temporaires (…) existent dans tous les pays et ne constituent nullement des symboles ou des messages à connotation discriminatoire » -contrairement au voile islamique intégral, remarquons-le !

Les faiblesses du droit positif européen utilisées contre lui

De fait, le port du voile intégral dans l’espace public est interdit par plusieurs pays européens2, la CEDH ayant validé3 les cas de la France, puis de la Belgique. Néanmoins, il faut reconnaître que les raisonnements juridiques suivis ne sont pas sans faiblesse.

Ainsi, la France soutenait que sa loi du 11 octobre 2010 se fondait, pour limiter une liberté religieuse conformément à l’article 9.2 de la Convention, sur les motifs suivants : protection de la sûreté publique ; égalité femmes-hommes ; respect des règles minimales de vie en société (« vivre ensemble »). Or la CEDH a écarté les deux premiers motifs, estimant que la sécurité publique ne justifiait pas une interdiction générale, mais seulement des vérifications au cas par cas : ce raisonnement a été largement repris par le CDH de l’ONU dans ses conclusions du 22 octobre 2018. Quant à l’égalité femmes-hommes, la Cour a soutenu que cet objectif, en lui-même légitime, ne figurait pas parmi ceux limitativement énumérés à l’art. 9.2 : « mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » 

La CEDH n’a admis la loi française que du bout des lèvres, rattachant au « respect des droits et libertés d’autrui » l’objectif de « vivre ensemble ». Encore faut-il noter que deux opinions dissidentes de membres de la CEDH ont à l’époque rejeté ce raisonnement, qualifiant le « vivre ensemble » de notion « factice et vague ». Le CDH de l’ONU s’est empressé de reprendre cette critique à son compte (« concept très vague et abstrait ») : en concentrant ses coups sur le point faible de la décision de la CEDH, il a fait voler en éclat la validation de la loi française.

Or Yadh Ben Achour développe le seul argument solide à invoquer : la notion de « vivre ensemble » est au contraire « précise et concrète » dans une société démocratique, car celle-ci « ne peut fonctionner qu’à visage découvert » (cf. les affiches officielles expliquant la loi en France). « Dissimuler totalement et en permanence son visage dans l’espace public, particulièrement dans un contexte démocratique, c’est renier sa propre sociabilité et rompre le lien avec ses semblables. » Il ne s’agit donc pas d’un « abus de position dominante de la part de la majorité » (comme le soutient une opinion concordante) !

La France a signé un Pacte moins protecteur des libertés que la Convention européenne !

C’est mettre le doigt sur une insuffisance flagrante de la protection accordée par le Pacte relatif aux droits civils et politiques (voir encadré ci-après).

Relevons d’abord qu’il ne protège pas, contrairement aux textes internationaux (y compris la Déclaration universelle de 1948), le droit de changer de religion -la pénalisation de « l’apostasie » (parfois punie de mort) par les Etats islamiques au nom de la charia n’est donc pas contraire au Pacte !

Surtout, alors que la Convention européenne précise bien (art. 9.2 cité) -ce que la Cour européenne vérifie soigneusement- que les restrictions apportées aux manifestations de la liberté de religion ou de conviction doivent être « nécessaires dans une société démocratique », l’art. 18 du Pacte ignore cette précision essentielle, et ne vise que les restrictions « nécessaires ». Parmi celles-ci, il invoque d’ailleurs la protection de « la morale » tout court -concept flou, subjectif, et que rien ne définit- et non de « la morale publique » (Convention européenne), opposable et dont la portée est définie par le juge4.

On peut en conclure que, selon le Pacte, dans un Etat théocratique (non démocratique) comme la République islamique d’Iran, le droit pour une femme de ne pas se voiler peut être interdit comme « nécessaire » à la protection de la « morale » religieuse ! La rédaction du Pacte international relatif aux droits civils et politiques renonce donc aux principes universalistes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, et favorise manifestement les conceptions des Etats islamiques.

S’il paraît politiquement difficile à la France de se retirer d’un tel traité (quel affichage déplorable ce serait), on est en droit de se demander si nos juristes officiels l’avaient bien lu lorsqu’ils l’ont signé. Les quelques réserves justifiées qu’ils ont émises ne sont pas suffisantes : seule une conformité totale, au mot près, à la Convention européenne, devait être admise.

Avertie désormais par ces deux épisodes qui ont vu le CDH de l’ONU invoquer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques contre notre droit, interne et européen, la France doit se poser la question de la renégociation de ce traité. Il ne peut être en retrait sur la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 ; il doit être rédigé de façon conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme.

LA LIBERTE DE RELIGION DANS LES TEXTES INTERNATIONAUX :

le diable est dans les détails.

I – Définition par la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, art. 18 :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »

Reprise au mot près par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (1950), art. 9.1, et la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (2001), art. 10.1.

… mais le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1976), art. 18.1, ne protège pas le droit de changer de religion ou de la renier :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, (…) » [le reste identique].

II – Restrictions autorisées : paragraphe ajouté à la Déclaration de 1948par laConvention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (1950), art. 9.2 :

« La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

… mais le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1976), art. 18.3 est moins protecteur :

« 3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. »

… et la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (2001) ignore carrément ce paragraphe !

  1. Art 2 – II : « dispositions législatives ou réglementaires, (…) raisons de santé ou motifs professionnels, (…) cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. » []
  2. Notamment : France, Belgique, Autriche, Pays-Bas, Danemark, Bulgarie, 6 länder d’Allemagne. []
  3.  SAS c. France, 1er juillet 2014 (arrêt de Grande Chambre) ; Dakir c. Belgique, 11 juillet 2017 []
  4. Certes, relativement aux sensibilités dominantes du moment : cf. l’évolution de la tolérance des seins nus sur les plages, entre 1972 et nos jours. []

Militant laïque, professeur, puis haut-fonctionnaire, Charles Arambourou est actuellement magistrat financier honoraire. Il suit les questions de laïcité au bureau national de l’UFAL.

En savoir plus sur UFAL

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading

Exit mobile version