La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme vient de se prononcer en dernier ressort sur l’affaire Lautsi c Italie. Invalidant l’arrêt précédent du 3 novembre 2009, elle a décidé, par 15 voix contre 2, que l’apposition obligatoire de crucifix dans les écoles publiques italiennes ne violait ni la liberté de conscience, ni le droit des parents à assurer à leurs enfants une éducation conforme à leurs propres convictions.

Le Vatican embouche les trompettes de la victoire, des laïques s’indignent. Et si les uns et les autres avaient également tort ? Lisons bien l’arrêt définitif : une analyse plus rigoureuse montre que la démarche suivie par le juge européen contient des éléments plus qu’intéressants pour notre action laïque1.

Petit rappel préalable : la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) connaît des violations, par l’un des 47 États signataires de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des droits reconnus par elle à leurs citoyens. Elle n’a pas le pouvoir de contraindre les États à agir, seulement celui de les condamner. Écartons donc d’emblée une erreur fréquente : la Cour n’a pas « autorisé » les crucifix dans les écoles italiennes – pas plus qu’elle ne les avait « interdits » par son arrêt précédent.

L’affaire Lautsi et le premier arrêt

Mme Lautsi, citoyenne italienne, se réclamant de ses convictions « laïques » (« non religieuses » serait plus exact), avait contesté devant les juridictions administratives italiennes la présence de crucifix (réglementaire en Italie) dans l’école publique fréquentée par ses enfants, nonobstant le principe de laïcité inscrit dans la Constitution italienne de 1948.

Après épuisement des voies de recours internes, se prétentions ayant été rejetées, elle saisit la Cour Européenne, alléguant une double violation : celle de la liberté de conscience (art. 9 de la Convention), et celle du droit des parents à assurer à leurs enfants une éducation conforme à leurs propres convictions (art. 2 du Protocole additionnel n° 1 à la Convention).

Dans un premier arrêt de Section du 3 novembre 2009, la CEDH lui donna satisfaction, condamnant l’État italien à lui verser 5 000 € pour dommage moral – non à retirer les crucifix. Au-delà du cas d’espèce, cet arrêt présentait un grand intérêt par certaines de ses motivations :

  • sur la portée de la « liberté de conscience » : « La liberté de croire et de ne pas croire (liberté négative) sont toutes les deux protégées par l’article 9 de la Convention »
  • sur la portée de l’apposition d’un crucifix, qualifié de « symbole fort » ;
  • sur la responsabilité de l’État à l’école publique (pour l‘UFAL : dans la sphère de constitution des libertés), concernant « des personnes » (les élèves) :

– « dépendantes » de l’État (obligation scolaire) ;
– « particulièrement vulnérables », étant des « esprits qui manquent encore (…) de la capacité critique permettant de prendre distance par rapport au message découlant d’un choix préférentiel manifesté par l’État en matière religieuse. »

Le contexte tendu de l’arrêt d’appel

Le premier arrêt souleva un tollé général en Italie, de l’extrême droite à l’extrême gauche ! Une énorme campagne, encouragée par l’Église catholique, se développa. Le Gouvernement italien, conformément à la Convention, demanda donc, le 28 janvier 2010, un renvoi devant la Grande Chambre de la CEDH, qui siégea le 30 juin suivant, mais ne rendra son Arrêt que le 18 mars 2011.

Il aura ainsi fallu plus de huit mois pour rendre la décision définitive, fortement attendue de tous côtés. Le contexte n’y est pas pour rien.

La composition de la Grande Chambre (17 juges contre 7 pour le premier arrêt) doit être prise en compte : plus on élargit, plus on s’ouvre à des magistrats provenant d’États où la laïcité est faible, voire remise en question. Ainsi les deux « opinions concordantes » publiées, émanent des juges irlandais et maltais (deux États non laïques) –celle du juge Bonello (Malte) atteignant des sommets de conservatisme clérical et moraliste. Notons cependant avec intérêt les deux seules « opinions dissidentes » : les juges Malinverni (Suisse) et Kalaydjieva (Bulgarie), concluant à la violation.

Les tiers intervenants, étonnamment nombreux, témoignent de l’enjeu international :

  • aux côtés du Gouvernement italien, pas moins de 10 États2 ; 33 membres du Parlement européen agissant collectivement ; 4 ONG3.
  • pour la confirmation du premier arrêt : 6 ONG4 seulement.

 

On relèvera la disproportion (15 contre 6), et l’absence de certains défenseurs proclamés de la liberté de conscience. La puissance internationale des lobbies cléricaux tient aussi à la discrétion sur ce terrain des laïques, humanistes, ou « libéraux adogmatiques ».

La logique de l’arrêt de la Grande Chambre (synthèse)

Malgré l’intensité de la « croisade » cléricale, la montagne a accouché d’une souris. L’arrêt définitif est une décision de compromis, qui tente de concilier les droits en présence, mais sans céder sur les principes déjà dégagés dans d’autres décisions.

– La Cour Européenne semble s’être ralliée en grande partie aux arguments de l’État italien et de ses soutiens. Or elle s’est en réalité appuyée sur un de ses concepts fondamentaux : la « large marge d’appréciation » qu’elle reconnaît habituellement aux États dans les mesures internes assurant « le respect » des principes de la Convention. En matière de liberté de conscience, la seule limite qu’un État ne doit pas dépasser, dit la Cour, est « l’endoctrinement ».

– Par ailleurs, pour s’abstenir de suivre la logique du premier arrêt, la Grande Chambre s’est réfugiée – sans audace, mais non sans fondement – derrière trois éléments de droit :

  • la Cour n’a pas à se prononcer sur la « compatibilité de la présence des crucifix dans les écoles publiques avec le principe de laïcité tel qu’il se trouve consacré en droit italien » (considérant placé en tête de « l’appréciation de la Cour ») ;
  • le droit interne italien ne permet pas de trancher, la Cour relevant : les divergences de jurisprudence entre les juridictions suprêmes (Cour de cassation et Conseil d’État) ; l’absence de décision en la matière de la Cour Constitutionnelle italienne ;
  • il n’existe pas, sur les signes religieux dans les écoles, de « consensus en Europe » (celle des 47 États membres du Conseil de l’Europe).

 

In concreto – c’est-à-dire s’agissant de l’Italie – l’arrêt définitif réaffirme « le caractère avant tout religieux » (et non laïque, ou simplement culturel) des crucifix. Mais il considère :

  • que la « visibilité prépondérante » conférée à la religion catholique dans les écoles italiennes ne s’accompagne pas « d’endoctrinement » ;
  • que le crucifix est un « symbole essentiellement passif », contrairement à ce que seraient des « discours didactiques », la « participation à des activités religieuses », ou l’enseignement obligatoire d’une religion ;
  • que l’influence alléguée des crucifix sur les jeunes élèves n’est pas prouvée, et relève d’une « perception subjective » de Mme Lautsi ;
  • que les familles « conservent entier leur droit » d’éduquer selon leurs convictions, du fait de l’absence de prosélytisme à l’école ;
  • que le « pluralisme » est respecté, les autres « religions reconnues » jouissant dans les écoles italiennes d’une large tolérance (possibilité d’enseignement religieux, absence d’interdiction de tenues vestimentaires, etc.) ; que par ailleurs « rien n’indique que les autorités se montrent intolérantes à l’égard des élèves adeptes d’autres religions, non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion. »

 

La Grande Chambre a ainsi conclu, en dernier ressort, à l’absence des violations invoquées. En Italie, et dans l’état actuel du droit interne, les crucifix peuvent rester dans les écoles publiques sans que les non-croyants aient le moyen de le contester.

Que retenir de positif de l’arrêt Lautsi ?

Les laïques, qui s’étaient peut-être réjouis trop vite du premier arrêt, doivent cependant se garder de vouer celui-ci aux Gémonies. Car la Cour, pour parvenir à ses conclusions en l’espèce, n’a en rien cédé sur les principes protecteurs dégagés dans ses précédentes décisions.

1) Un arrêt d’espèce, sans aucune portée générale

Les circonstances de fait et de droit propres à l’Italie font que cet Arrêt n’a aucune portée générale. Ni pour l’Italie, ni pour les autres États signataires de la Convention.

En ce qui concerne l’Italie :

Si la Cour a souligné que le Conseil Constitutionnel italien ne s’était pas encore prononcé en la matière, c’est donc qu’il pourrait le faire à l’occasion d’un nouveau litige semblable, sur demande d’un citoyen italien, la Constitution italienne étant laïque. En cas de rejet, un nouveau recours devant la Cour Européenne serait alors possible.

En ce qui concerne les autres États Européens :

La « marge d’appréciation » reconnue par la Cour à chaque État s’apprécie en fonction de la législation en vigueur dans chaque pays.

Ainsi, en France – et selon la CEDH elle-même, depuis au moins 2008 —, cette marge d’appréciation est solidement encadrée et définie par la Constitution, les lois scolaires laïques (Ferry, Goblet), la loi de 1905 et la loi du 15 mars 2004. L’apposition de crucifix est depuis longtemps prohibée dans les écoles publiques.

La CEDH nous permet de nous souvenir que l’Italie n’est pas la France : il n’y a pas de quoi se désoler. Mais encore moins de quoi crier victoire, comme l’a fait le Vatican.

Le P. Lombardi, directeur de la Salle de presse du Saint-siège, s’est livré ainsi à une véritable manipulation en soutenant, au mépris des termes mêmes de l’arrêt : « Il est donc reconnu à un niveau juridique international et de grande autorité que la culture des droits de l’homme ne doit pas être mise en contradiction avec les fondements religieux de la civilisation européenne à laquelle le christianisme a apporté une contribution essentielle. » (Sic).

On chercherait en vain, dans l’arrêt de la Grande Chambre, la moindre mention des prétendus « fondements religieux » d’une supposée « civilisation européenne », ou de la « contribution essentielle du christianisme ». L’Écriture l’avait dit : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas »…

2) Le rappel de principes déjà dégagés par la jurisprudence de la CEDH

Une reconnaissance du « droit de ne pas croire »

Second considérant placé en tête de « l’appréciation de la Cour » : « La Cour souligne que les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le « degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour qu’il s’agisse de « convictions » au sens [de l’article]9 de la Convention (…) ». Est ainsi réaffirmée la reconnaissance de la liberté de ne pas croire (ou « liberté négative »), et sa protection par la Convention au même titre que les convictions religieuses.

L’État Italien a donc dû justifier l’absence d’intolérance envers les incroyants comme envers les adeptes des autres religions.

Toutefois, une réserve de taille s’impose : la laïcité est ainsi réduite à « une conviction » ayant des « partisans », et non plus prise comme principe juridique opposable à tous – nonobstant la Constitution italienne elle-même !

On semble plus près de la conception qui prévaut, par exemple, en Belgique, ou la laïcité est un courant de pensée, recevant des subventions et disposant de directeurs de conscience « humanistes » (sortes d’aumôniers laïques). Telle n’est pas la conception française.

Le rejet explicite de l’invocation d’une « tradition nationale » contre la Convention

La Cour a rejeté fermement et explicitement la prétention de l’État italien de justifier la présence des crucifix par une « tradition nationale », qu’elle soit religieuse ou culturelle, en posant le principe suivant : « L’évocation d’une tradition ne saurait exonérer un État contractant de son obligation de respecter les droits et libertés consacrés par la Convention et ses Protocoles. »

Ce principe, lui, revêt une portée générale : il signifie que la Cour se réserve de contrôler sur ce point la « marge d’appréciation des États », pour faire prévaloir la « liberté de pensée, de conscience et de religion » garantie par l’art. 9 de la Convention, sans qu’une quelconque « tradition nationale » puisse lui être opposée.

À un moment où le Président de la République française, État laïque, prétend ouvrir un dangereux « débat sur la laïcité » juste après avoir invoqué, au Puy-en-Velay, la « tradition chrétienne » de la France, l’arrêt Lautsi tombe plutôt à point nommé…

  1. Un article conjoint d’Anne Demetz examine les dimensions proprement juridiques de l’affaire Lautsi. []
  2. Arménie, Bulgarie, Chypre, Fédération de Russie, Grèce, Lituanie, Malte, et République de Saint-Marin ; Principauté de Monaco et Roumanie. NDLA : autant de gouvernements anti-laïques à retenir. La juge bulgare (opinion dissidente) aura donc voté contre l’avis de son gouvernement. []
  3. 3 catholiques (dont les Semaines sociales de France : à relever !), une évangéliste particulièrement active (ECLJ, European Center for Law and Justice). []
  4. Greek Helsinki Monitor (déjà intervenante lors du premier arrêt), Associazone nazionale del libero Pensiero, Eurojuris, Commission internationale de juristes, Interights, Human Right Watch – à retenir ! []

Militant laïque, professeur, puis haut-fonctionnaire, Charles Arambourou est actuellement magistrat financier honoraire. Il suit les questions de laïcité au bureau national de l’UFAL.

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