Dans un arrêt de Grande Chambre du 19 décembre 20181, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) vient de condamner la Grèce pour discrimination2. À l’occasion d’une succession, la charia avait été appliquée en Grèce à une femme de la minorité musulmane, contre la volonté de son mari défunt, auteur d’un testament de droit commun. Cette décision a fait beaucoup jaser, parfois à tort. Au-delà des circonstances de l’espèce, la CEDH interpelle sur la persistance, en Europe, de régimes contraires aux droits fondamentaux, et sur la « protection des minorités religieuses ».

Comment l’application de la charia prétendait priver une femme grecque de 75% de son héritage

Conformément au code civil grec, M. Molla Sali, membre de la « communauté musulmane de Thrace » avait légué à son épouse par testament la totalité de ses biens. Il décéda en 2008. Le testament fut attaqué par les deux sœurs du défunt, soutenant qu’était applicable la charia, et non le code civil. En vertu de quoi, l’épouse n’avait droit qu’à un quart de l’héritage. La charia serait donc applicable dans un Etat de l’Union européenne ?

La Thrace
Source « Wikimedia Commons »

De fait, en signant les traites de Sèvres (1920) et Lausanne (1923)3, la Grèce s’était engagée à garantir aux « ressortissants grecs de confession musulmane » « l’application des coutumes musulmanes et de la loi sacrée [charia] », qui ignore le testament. Très abusivement, l’Etat grec en a conclu que la répartition des biens d’un défunt était de la compétence des muftis4. Une loi de 2018 a corrigé –partiellement- cette situation en posant que, pour ces « minorités », le code civil était la règle, et la charia l’exception ; mais elle ne pouvait avoir d’effet sur l’affaire Molla Sali, antérieure à son adoption.

Le contentieux entre la veuve et ses deux belles-sœurs fut conclu par les tribunaux grecs à son avantage, en première instance puis en appel. Néanmoins, la Cour de cassation grecque rejeta par deux fois ses griefs, et la procédure grecque se conclut par l’application de la charia au détriment du droit civil.5

En 2014, Mme Molla Sali s’adressa à la CEDH, alléguant que la Grèce avait violé l’art. 6.1 de la Convention6 (droit à un procès équitable) et son art. 14 (non-discrimination) combiné avec l’art. 1 de son Protocole n° 1 (droit de propriété).

Le 19 décembre 2018, la Grande Chambre (formation suprême de la CEDH) lui donna raison sur l’essentiel, constatant la discrimination dont elle avait été victime en raison de sa religion. La Grèce ne pouvait appliquer la charia aux époux Molla Sali contre leur volonté de relever du code civil.

10 ans après le décès de son mari, Mme Molla Sali peut enfin espérer recouvrer ses droits –ceux de tout citoyen d’un « Etat démocratique » signataire de la Convention !

Non, la CEDH n’a pas « ouvert la voie à l’application de la charia en Europe » : attention aux faussaires !

On trouvera une analyse de l’arrêt détaillée, compétente et équilibrée sur le blog « Liberté chéries » de Roseline Letteron, professeur de droit. Néanmoins certains autres juristes, faisant prévaloir leur idéologie antimusulmane, n’ont pas hésité à faire dire à l’arrêt de la CEDH exactement l’inverse de ce qu’il affirme. On en épinglera deux, qui ont pu semer le trouble dans quelques consciences laïques.

L’inévitable Gregor Puppinck, dont nous avons déjà rappelé les états de service comme militant anti-avortement, et représentant du Vatican, poursuit sa croisade contre « l’islamisation de l’occident » dans une tribune du Figaro. Il reproche à la CEDH de n’avoir pas condamné « la charia en elle-même », contrairement à ce qu’elle avait fait en 2003 dans l’affaire Refah Partisi et autres c. Turquie7, déclarant « l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de la démocratie ». Or tel n’était pas l’objet du cas d’espèce Molla Sali, comme le font observer Roseline Letteron dans l’article cité plus haut, et le juriste Nicolas Hervieu, dans une réponse à Puppinck parue dans Figaro vox.

De même, quand la CEDH dit que « les convictions religieuses d’une personne » ne peuvent justifier « sa renonciation à certains droits » si « un intérêt public important » s’y oppose, elle ne signifie nullement que le consentement des individus suffirait à les affranchir de la loi commune. Le terme « intérêt public important » est, contrairement à ce que soutient Puppinck, clairement défini par la jurisprudence de la Cour : par exemple « la prohibition de la discrimination fondée sur le sexe »((CEDH Konstantin Markin c. Russie 22 mars 2012 (droit des militaires hommes à bénéficier d’un congé parental comme les femmes). Arrêt explicitement visé dans Molla Sali, souligné par N. Hervieu)). Nulle place pour un « consentement individuel à la charia » dans ce raisonnement !

Le militant catho intégriste et anti-islam Puppinck se démasque in fine en dénonçant les faiblesses de « l’individualisme libéral » face au danger du radicalisme islamiste. Certains pourraient être tentés de lui donner raison… si son raisonnement ne s’appuyait sur l’invocation du « droit naturel qui peut être connu par la raison8 en observant la nature humaine ». Soit la vision vaticane bien connue, ledit droit naturel impliquant, par exemple, que la famille nécessite « un papa, une maman », ou que l’IVG soit un meurtre. Non, merci, M. Puppinck, c’est contre ce « droit naturel »-là que les Lumières ont fondé les droits de l’Homme et du citoyen.

Moins connue, mais tout aussi réactionnaire et antimusulmane, une certaine Karine Bechet-Golovko sévit sur le site « Russie politics » (on sait le soutien que trouve l’extrême-droite auprès de la Russie). Elle reprend mot pour mot les mêmes contresens volontaires que Puppinck, pour dénoncer « l’islamisation du droit en Europe par consentement mutuel ». Et de conclure qu’il faut se retirer de la CEDH. Moins habile cependant que son modèle, elle stigmatise la CEDH pour son « rôle déstructurant » contre les « institutions piliers de nos sociétés européennes », à savoir : « les frontières étatiques », menacées par l’immigration ; « la famille traditionnelle » du fait du « mariage homosexuel », voire de l’incitation à la « gestation pour autrui » ; « la religion chrétienne, au fondement de nos sociétés européennes (…) battue en brèche (les croix sous toutes leur forme, les Pussy Riot en Russie, …) alors que la religion musulmane, minoritaire est surprotégée (condamnation de la critique de Mahomet au nom de la paix religieuse … en Autriche, l’affaire de la crèche baby loup en France, etc.)

Nationalisme réactionnaire et croisade chrétienne : voilà le fonds de commerce de ces faux-amis de la laïcité. On se souvient comment Marine Le Pen avait procédé à un tel détournement du principe, à usage unique antimusulman. Que les vrais défenseurs de la laïcité en France sachent identifier ces abuseurs, et dénoncer leurs arguties !

  1. Molla Sali c. Grèce []
  2. Selon la jurisprudence : différence de traitement dépourvue de fondement « objectif » et « raisonnable » []
  3. Démantèlement de l’empire ottoman []
  4. Juges musulmans, nommés… par l’Etat grec ! []
  5. On simplifie ici, car il y eut arrêt de renvoi, et aussi saisine d’un tribunal turc. []
  6. la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, dont la Cour est le juge de l’application par les Etats signataires []
  7. La CEDH a admis la dissolution par la Turquie du Parti de la Prospérité – islamiste, dont les héritiers sont aujourd’hui au pouvoir. []
  8. NDLA : on dirait du Thomas d’Aquin []

Militant laïque, professeur, puis haut-fonctionnaire, Charles Arambourou est actuellement magistrat financier honoraire. Il suit les questions de laïcité au bureau national de l’UFAL.

En savoir plus sur UFAL

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading

Exit mobile version