NDLR : ce texte a été mis en ligne le 2 mars 2011 sur http://leblogderenerevol.wordpress.com

La présence d’une jeunesse nombreuse, éduquée et sans emploi est au cœur des révolutions arabes en cours. Certains commentateurs veulent en faire une caractéristique propre des pays arabes. Il est vrai que la configuration de la jeunesse dans ces pays est explosive avec les ingrédients suivants : 1) la majorité de la population en dessous de 25 ans suite à l’explosion démographique des années 80 et 90 (peu analysée au demeurant), 2) une caste politique dictatoriale vieillissante et datant d’une toute autre génération ; 3) une jeunesse à la fois éduquée [suite à la vague de la scolarisation contemporaine qui a d’ailleurs aussi touché les filles (en ce domaine la Tunisie a été pionnière)]et ouverte au monde ; 4) et surtout une jeunesse qui arrive à la maturité dans des économies totalement livrées à la domination financière qui corrompt et déstructure l’emploi et laisse cette jeunesse sans avenir.

La jeunesse arabe est l’accélérateur de ces révolutions et elle réalise la jonction avec la majorité populaire comme on l’a vu dans les mouvements sociaux tunisiens y compris dans la manifestation de samedi dernier qui exigeait et a obtenu le départ du gouvernement fantoche de la « transition ». Ce n’est pas Facebook qui a fait la révolution, c’est tout aussi stupide que lorsque Louis Philippe accusait la presse d’être la responsable de la révolution de 1848 ! Facebook a été un moyen formidable mais qu’un moyen ; et on le voit bien en Tunisie : le mouvement insurrectionnel a commencé en Tunisie dans le centre du pays, très populaire et peu touristique, suite à l’immolation du jeune vendeur de légumes et de fruits. Ce premier moment était une révolte très populaire avec peu de moyens internet mobilisés ; puis c’est la jeunesse mobilisée de Tunis qui a fait connaître ce mouvement social via les réseaux sociaux sur la toile. Vous connaissez la suite.

Revenons à mon propos : la jeunesse est partout la plaque sensible d’une société et vous voyez à travers elle les soubresauts qui affectent plus sourdement les profondeurs de la société. Nous avons la mémoire courte en France car la jeunesse a récemment donné de la voix et nul besoin de revenir à 1968. Alors que dans les décennies précédentes (70, 80, 90) nous avions vécu essentiellement des mouvements de la jeunesse scolarisée certes fort significatifs et importants mais assez circonscrits dans une revendication scolaire ou universitaire centralisée contre une mesure du gouvernement, au cœur de la décennie 2000 nous avons fait deux expériences qu’il ne faudrait pas oublier : d’une part ce qu’on appelé les émeutes de la jeunesse des banlieues en octobre novembre 2005 qui avaient tant impressionné le monde des nantis par sa violence éruptive et pour eux inattendue ; deux décennies de chômage massif chez les jeunes, un quart d’une génération qui sort chaque année du système scolaire sans aucune qualification et qui se vivent comme des « surnuméraires » pour reprendre l’expression du sociologue Robert Castel, quant aux diplômés qui ont obéi aux exigences officielles de se scolariser le plus longtemps possible et qui ont réussi scolairement ils se heurtent aux années de galère et à la précarité surtout la jeunesse issue de l’immigration. Comment voulez-vous que cela n’explose pas dès lors que ces ingrédients s’accumulent au même endroit à cause d’un urbanisme de relégation ? À l’époque des commentateurs rapides dissertèrent sur le fossé qui séparait ces « barbares » d’une majorité silencieuse… Patatras ! Quelques mois plus tard c’était la formidable mobilisation de toute la jeunesse contre le CPE symbole de la précarité de l’emploi qu’on impose aux jeunes. Mobilisation exemplaire dans laquelle la jeunesse entraîne toutes les générations des classes populaires et des classes moyennes. Ces ingrédients sont toujours là et même aggravés par l’ampleur de la crise de 2008 2009 qui a fait repartir à la hausse le chômage et en particulier celui des jeunes, qui reculent dans la file d’attente de l’emploi… Il fallait être bien borné pour s’étonner de cette présence massive de la jeunesse dans le mouvement social de l’automne 2010 contre la « réforme » des retraites.

On peut aller plus loin dans l’analyse de la situation sociale de la jeunesse. Depuis fort longtemps observateurs sociaux et sociologues et ce depuis la fin du 19e siècle ont souligné la situation de tension anomique qui caractérise cette période où on « devient adulte » (ce qui est la définition même de adolescent). On sort de l’enfance c’est-à-dire d’une période de dépendance et on se dirige vers l’autonomie de l’âge adulte. Un sociologue comme Ralf King Merton avait dès les années 40 aux États Unis souligné l’inévitable tension dans la jeunesse entre d’un côté les aspirations croissantes à l’autonomie individuelle (surtout dans une société qui valorise la réussite individuelle) et de l’autre l’absence des moyens de cette autonomie, tant l’absence des moyens symboliques par manque de reconnaissance que l’absence des moyens matériels sont vivement ressenties dans les milieux populaires. Le même auteur soulignait que cela s’aggravait dans la jeunesse issue de l’immigration, chose dont nous ne nous apercevrons en France que trente ans plus tard. Cette tension fut aussi analysée dans le mouvement ouvrier et socialiste car la résolution de cette tension est au cœur des processus d’émancipation humaine qui animent toutes les luttes des exploités. C’est pour cette raison que la jeunesse est toujours au cœur des révolutions ; faut-il rappeler par exemple qu’en 1917 l’âge moyen du Parti Bolchevik était de 19 ans (dans une société où on partait travailler à l’usine ou aux champs à 12 ans !)

Mais dans notre société française contemporaine, cette période de jeunesse s’est allongée et les frontières entre les âges s’estompent, ce qui aggrave la situation. Il y a un demi-siècle la grande majorité de la jeunesse ne faisait guère d’études et la jeunesse se vivait entre deux bornes : la sortie de l’école élémentaire en moyenne vers 12 ans et demi avec ou sans le certificat d’études et la fin se situait dans la conjonction d’une insertion professionnelle stable vers 17 ans, une installation matrimoniale vers 19 ans, le premier enfant pour la femme vers 20 ans et l’intégration civique pour l’homme à 21 ans avec le service militaire obligatoire et le droit de vote. Entre les deux la jeunesse est donc la période assez courte de l’apprentissage, avec une forte identification aux groupes sociaux d’appartenance qui sont très souvent les groupes sociaux de référence vers lesquels on se dirige. Ce monde a disparu et la jeunesse s’est transformée. D’une part la jeunesse s’allonge considérablement et on ne sait plus quand elle commence et quand elle finit. La jeunesse française est scolarisée en moyenne jusqu’à 19 ans or la scolarisation a la vertu d’augmenter les aspirations tout en restant dans un statut d’assisté sans aucune autonomie financière. La scolarisation de masse après 16 ans se fait sans que la jeunesse soit accompagnée financièrement et cela accroît la tension anomique. Il y une dizaine d’années, mes étudiants de prépa avaient fait une enquête sociologique dans mon lycée (lycée de centre ville traditionnel) sur le travail lycéen et établirent que 5 % des lycéens travaillent à plein temps donc y compris pendant les périodes scolaires (stupeur en salle des profs ! « Comment font-ils ? » « la nuit et le week-end ! chers collègues » « mais alors ils peuvent pas travailler en classe normalement » …je voyais littéralement le monde social faire irruption dans le monde scolaire feutré des prépas) plus 12 % travaillent à temps partiel pendant la période scolaire et la majorité travaille au moins un mois l’été… On pourrait aussi sortir les statistiques de l’observatoire de la vie étudiante. Bref la revendication d’un revenu d’autonomie pour tous les jeunes en formation est une exigence centrale (quand je pense qu’elle fait partie du programme de l’UNEF depuis la déclaration de son congrès fondateur de Grenoble… en 1946 !).

Cette période de scolarisation plus ou moins longue et diversifiée fait que la majorité des jeunes font l’expérience de cet âge dans le cadre scolaire. Quant aux bornes de sortie de la jeunesse elles se sont nettement brouillées : l’intégration civique prend plus la forme de la première manif avec un service militaire supprimé et le vote à 18 ans, l’intégration professionnelle se fait sous le mode de l’alternance entre chômage, stages, emplois précaires avec un CDI qui arrive en moyenne juste avant les trente ans (comment voulez-vous qu’ils acceptent alors 42 ans d’activité pour avoir droit à la retraite à taux plein !), quant à l’installation en couple elle relève plus d’expérimentations successives avec une arrivée du premier enfant pour la femme désormais en moyenne à l’âge de trente ans. Cet allongement et cette indétermination sociale et professionnelle de la jeunesse accroît la tension anomique entre l’ampleur des aspirations à l’autonomie qui se réalise certes dans beaucoup de domaines de la vie sociale (comportements sexuels adultes, expression culturelle propre…) mais avec un manque crucial de moyens pendant plus d’une dizaine d’années si ce n’est plus. Cette configuration est explosive et fait de la jeunesse de nos sociétés européennes un des ingrédients de la révolution citoyenne qu’on sent gronder chez nous.

Dans ce cadre commun, les situations sont différentes selon les modèles sociaux européens c’est-à-dire selon les modèles d’états providence, les modèles familiaux, les conquêtes sociales ou les influences religieuses… Une bonne mesure de ces différences consiste à observer l’âge médian du départ définitif de chez les parents :

  • Danemark, Suède, Finlande : 20 ans
  • Royaume Uni : 21 ans
  • France, Allemagne, Benelux : 23 ans
  • Autriche : 25 ans
  • Grèce, Espagne, Portugal, Irlande : 27 ans
  • Italie : 28 ans.

 

Les modalités du vécu de cette période de tension propre à la jeunesse ne sont donc pas les mêmes selon les modèles sociaux. Une publication réalisée en 2008 nous éclaire à ce sujet. Dans « Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe » (PUF 27 €) l’auteur, Cécile Van de Velde, distingue quatre grands modèles européens du vécu de la jeunesse :

1) « Se trouver » qui domine par exemple dans le monde scandinave avec une forte aspiration à l’autonomie, un départ précoce de chez les parents qui est garanti par un véritable salaire étudiant, mais cela va de pair avec une longue période de mobilité et d’expérimentation sociale et professionnelle avant stabilisation. L’allongement de la jeunesse est ici aussi sensible mais l’anomie est moindre car plus de moyens sont donnés à l’autonomie, la jeunesse se révoltant lorsque les politiques libérales envisagent de réduire ces moyens.

2) « S’assumer », logique dominante chez les jeunes britanniques où l’on part assez tôt du domicile parental mais pour vite intégrer des jobs souvent précaires et incertains ; les études étant de plus en plus payantes ils sont contraints de travailler. La logique individualiste du modèle libéral anglais pousse les jeunes à chercher à se débrouiller par eux-mêmes… jusqu’à ce qu’ils répondent à cette pression sociale soit par la délinquance (très forte en Angleterre) soit par des maternités précoces parmi les filles des milieux populaires qui se trouvent ensuite seules avec un enfant et une modeste allocation récemment diminuée (les mères précoces une triste particularité britannique), soit enfin par la révolte comme on l’a vu à l’automne avec les étudiants anglais massivement mobilisés contre la hausse des tarifs d’inscription universitaire.

3) « Se placer » dont la jeunesse française est significatif. L’aspiration à l’autonomie et au développement personnel y est également forte mais elle est bridée par une double exigence d’intégration sociale : les études et le diplôme sont considérés comme centraux et déterminants pour le reste de la vie et la sécurité n’est assurée que lorsqu’un « vrai » travail est enfin trouvé. D’où une extrême sensibilité de la jeunesse française à l’égalité dans les études et contre les mesures discriminatoires dans ce domaine mais aussi une révolte contre la précarité. Le feu couve à nouveau sur ce sujet comme en 2006.

4) « S’installer » qu’on repère bien chez les jeunes espagnols où la conjonction du chômage massif des jeunes de moins de 25 ans, l’absence d’aides financières aux jeunes, la cherté inouïe du logement, le poids idéologique et aussi religieux d’une vision de l’installation comme avant tout une installation matrimoniale et familiale, tout cela explique une situation de cohabitation avec les parents dans tous les milieux sociaux ce qui est un ferment de crise permanente dans la jeunesse.

On le voit : la jeunesse est en Europe est sous tension et elle participera activement aux mouvements sociaux qui viennent. Elle sera un acteur décisif de la révolution citoyenne comme elle l’est dans les révolutions démocratiques depuis dix ans en Amérique Latine ou comme elle l’est dans les révolutions arabes depuis deux mois.

Encore faut-il que tous les acteurs politiques à commencer par ceux qui se réclament du changement lui fassent toute sa place. […] Place à la jeunesse au cœur de la révolution citoyenne en marche !

L'Union des FAmilles Laïques est un mouvement familial qui défend la laïcité, une vision progressiste et non familialiste de la famille, la protection sociale et les services publics, le féminisme, l'école républicaine, le droit au logement et l'écologie

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