Cette espèce est insatiable ; ne veulent-ils pas
avec l’obéissance, le respect et même l’amour ?
Alain, 12 juillet 1930.

L’homme compétent sait de quoi il parle, ce qu’il convient de dire ou faire. Cela lui donne droit de juger, de décider, de faire, parce qu’il détient ce pouvoir d’une action appropriée.
Quel mal peut-il y avoir à être compétent ? Pourquoi aimons-nous si peu qu’avoir des compétences soit devenu la finalité revendiquée aussi bien de l’éducation scolaire que, plus récemment, de la formation des professeurs ? Pourquoi ce privilège accordé à la connaissance, ce mépris de la compétence, quand l’une apparaît la suite logique de l’autre et même sa validation si elle est vraiment ce qu’elle prétend être ?Platon nous a appris la nécessité pour une société d’avoir des gens compétents, comme le pilote qui gouverne le navire, parce qu’il a la connaissance « du temps, des saisons, du ciel, des astres, des vents et de tous les éléments qui ont de l’importance dans l’exercice de son art » et la compétence qui en résulte, une « manière de piloter »1, un art donc, dans l’application de connaissances à une situation. Connaissances et compétences sont indispensables à l’action efficace. Celui qui sait « apprendra plus facilement et toutes choses lui paraîtront plus claires, étant donné qu’il fait chacun de ses apprentissages à la lumière de la science ». Il devient compétent. Une connaissance sans compétence n’avouerait-elle pas son inutilité ? Les compétences attendues des élèves, comme des professeurs ne sont-elles pas l’aboutissement logique de connaissances adaptées à leur objet ? Être professeur c’est savoir enseigner, à un public précis par exemple. La compétence exige la science, elle ne s’y réduit pas, et cette dernière n’y suffit pas.

Mais voici ce qui divise : qu’un enseignement réduit à l’acquisition de compétences signifie un homme sachant faire sans savoir et sans s’interroger sur la finalité de son action; que la nécessité, supposée, de compétences détermine la sélection de savoirs jugés utiles relativement à elles et relève en particulier de fins déterminées par des nécessités économiques, sociales ou politiques. C’est ce qui oppose ceux qui veulent qu’à l’école on hérite d’un savoir valant pour lui-même, qui donne à comprendre et à juger le monde, où c’est l’humanité de l’homme qui se joue, et ceux qui se soucient, au nom d’un réalisme qui n’est pas si méprisable, que l’école serve une intégration dans la société.
L’homme compétent sert avec efficacité. Il dit ce qu’il y a à dire quand il le faut, fait de même ce qu’il y a à faire. Voilà, en un sens, ce qu’on peut craindre. Il n’y a de compétence que relativement à une attente prédéfinie. Faire dépendre le savoir d’une compétence attendue, c’est attendre du savoir qu’il serve, et cela peut être l’asservir. L’exigence de compétence lie le savoir à ce qui n’est pas sa propre exigence, celle de comprendre, qui vaut pour elle-même. Soumis à l’exigence de compétence, le savoir se mesure à l’obtention d’un résultat. S’il forme des pilotes il sera utile et sinon inutile.
L’homme devient l’instrument de fins déjà posées, à la définition desquelles il est en cela incapable de participer. Le vrai savoir suppose recul par rapport au monde, capacité à en juger, non à s’adapter à un modèle d’humanité déjà déterminé. Il manque au pilote compétent, continue Platon, d’avoir cette science qui lui permettrait de déterminer le meilleur, le bien. L’inquiétant de la compétence, c’est, paradoxalement, ce pouvoir qui vaut droit, cette légitimité tirée d’une possible efficacité. Il ne doit pas nous suffire de faire des hommes qui coupent excellemment le cuir, connaissent le calcul ou ce qui soigne. Il faut qu’ils sachent pour quoi. Un savoir qui vise la compétence, dans tous les domaines de nos jugements, qu’on fasse des ingénieurs compétents ou des citoyens compétents, est un savoir qui vise la seule adaptation. Que chacun sorte de l’école en professionnel de la citoyenneté et avec une place lui correspondant sur le marché du travail, tel est le rêve d’un monde de compétences. Au paradis des compétences besogne hardiment l’homme puissant, pour exécuter2.

Il sera désormais demandé aux futurs professeurs d’avoir la « compétence » à « agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable » définie par un arrêté du 19 décembre 2006, § 3. Plus étonnant encore, ils devront faire la preuve de cette compétence, preuve qu’ils sont des professionnels, à l’occasion de l’épreuve d’admission des concours, CAPES ou Agrégation.
Il n’y a rien d’anormal à exiger du professeur qu’il ne soit pas uniquement savant. Il doit avoir connaissance de l’institution dans laquelle il travaille, des devoirs de sa charge. On peut exiger de lui une certaine compétence. Il y faut l’exercice nécessaire que seule l’expérience réfléchie donne. Mais avec cet arrêté est posée comme condition d’une compétence professionnelle une liste de « connaissances », de « capacités » et d’« attitudes ». À la manière typique de tout enseignement ou formation par compétences3, cette liste apparaît pleinement arbitraire, un fourre-tout. C’est particulièrement, mais pas exclusivement, le cas des « capacités » ou des « attitudes » réclamées. D’où vient, par exemple, qu’« agir de façon éthique… », devrait être « respecter les élèves et les parents » mais aussi « collaborer à des actions de partenariats », plutôt qu’autre chose à la place ou en plus ? Pourquoi ne serait-ce pas respecter les agents du nettoyage, le proviseur, les surveillants, les CPE, ou les espaces verts ? Et si l’État commande de respecter les parents et les élèves, qu’est-ce que cela veut dire ? Que doit faire ou ne pas faire le professeur ? Puisque ce respect se veut une compétence, il faudrait au moins une sous-liste qui dirait précisément ce dont il s’agit : gestes à ne pas faire ? manière de parler, d’écouter, de se faire entendre ? mots à dire ou à ne pas dire ? Etc.4. Comment donc arrive-t-on à cette déduction de capacités ou d’attitudes ? Est-il évident qu’être professeur, pardon, agir en professeur, c’est coopérer « avec des partenaires internes ou externes à l’institution, à la résolution des difficultés spécifiques des élèves » ? Ne pourrait-on y voir autant le travail d’autres professions ? Il faut avouer qu’on ne peut même deviner, à partir de l’obligation faite d’« agir de façon… », que cela devrait nécessairement conduire à « collaborer à la réalisation d’action de partenariats… » ou à « respecter » « les chartes d’usage des ressources et des espaces communs ».
On ne peut en réalité comprendre cet arrêté qu’à l’envers de sa présentation. L’aval y détermine l’amont. Il construit une illusion en prétendant justifier cette liste comme l’effet nécessaire d’un « agir de façon éthique et responsable ». Il n’y a là que les attentes d’une politique. À regarder cette liste, on retrouve les préoccupations d’une opinion dominante sur ce que doit être l’école, les clichés d’une époque (le lien école-entreprise, quelques faits divers entre professeurs et élèves ou parents, la citoyenneté, le professeur polyvalent, à la fois CPE, infirmier, surveillant, assistant social…). La compétence exigée est d’abord posée, selon des fins totalement extérieures à l’école, et sa justification vient ensuite. L’instrumentalisation est ici à son comble. Ces compétences prédéterminées en matière de moralité5 et de liberté, que suppose la responsabilité, anéantissent toute moralité et toute liberté. Véritablement agir de façon éthique et responsable relève de l’exercice de son autonomie. Éthique et responsabilité présupposent que je me convaincs de quelque chose dont on ne saurait me dire ce qu’il doit être sans que j’en perde la responsabilité, sans que cela perde tout caractère éthique.
Que peut-on prétendre évaluer au-delà de la connaissance de règles : l’intime conviction ? l’assurance que l’on fera bien ce qui est demandé ? Ce serait vouloir s’assurer d’une intention en demandant d’attester d’un sentiment. Le respect, obsession d’une bonne partie de ce texte, est un sentiment. Cela dit, il faut l’avouer, on ne sait pas assurément ce qui est demandé ici par l’injonction réitérée de « respecter ». On peut même se demander s’il n’y a rien d’autre en cet usage que l’exigence à la mode d’une respect-attitude, pour lui donner le seul nom qu’elle mérite. On en arriverait à souhaiter que les auteurs de cet arrêté aient simplement confondu respecter et obéir. Qu’on demande d’obéir est juste. Mais il ne doit pas être interdit, et particulièrement pas à un professeur, de penser et d’exprimer son désaccord avec telle ou telle règle à laquelle il obéit, et même, par exemple, avec telle ou telle orientation, ancienne ou nouvelle, des « valeurs de la République ». Est remarquable, jusqu’au ridicule, d’autant qu’on s’adresse à des professeurs, qu’il faudrait par exemple « respecter » le règlement intérieur, chose sainte sans doute. Yahvé n’y avait pas pensé en remettant à Moïse les tables de la Loi, sorte de règlement intérieur cela dit. Le respect est un sentiment qu’on éprouve envers ce qui doit rester inviolable. Les professeurs, comme tout citoyen, et relativement à leur fonction, doivent obéissance. Cela ne suppose aucune soumission. L’obéissance aux lois n’exige pas qu’on les respecte, à proprement parler. En demander le respect, c’est interdire de penser autrement, demander la passivité de celui qui fonctionne.
Qu’un professeur s’interdise la distance critique, ou qu’on la lui interdise, et il ne saurait lui-même éduquer sans soumettre, demandant à ses élèves d’apprendre comme on subit, comme il a appris lui-même. Si le professeur doit être fonctionnaire, c’est au contraire pour le protéger des gouvernements qui voudraient instrumentaliser l’éducation. Il est fonctionnaire de l’État et non serviteur de gouvernements. Il dépend d’une discipline, qui est celle même du savoir qu’il enseigne, et des pouvoirs qui en garantissent la scientificité autant qu’ils peuvent exiger de lui ce qui est nécessaire à son enseignement. Nommer respect l’obéissance, l’exiger comme une compétence, c’est faire du professeur un exécutant sanctifiant sa tâche. Un exécutant n’éduquera pas, il dressera, par force ou habileté. Des esprits libres ne se forment qu’au contact d’esprits libres.
Au regard d’un tel texte disons nettement qu’un professeur doit être un homme sans compétence et qu’il ne doit pas vouloir la compétence en l’élève, mais la personne, qu’il respecte en lui donnant à comprendre ce qui lui est nécessaire pour l’être effectivement et se déterminer ensuite à agir. Il faut d’abord vouloir un homme sans compétence, dont le savoir n’aurait aucun « agir » pour objet.

Il faut dégonfler la baudruche « compétence » là où la définition de ce qu’elle exige n’est qu’instrument pour s’assurer d’une servilité zélée, l’apprenti en compétence ne pouvant rien comprendre de ce qui la justifie, sinon l’arbitraire d’un pouvoir, et ne sachant plus quoi faire pour satisfaire une exigence tellement multiforme qu’il ne peut l’appréhender et ne peut jamais être sûr de ce qu’on attend de lui. Indépendamment d’une évaluation aux concours, un tel texte, cahier des charges des professeurs, pourrait être à tout moment l’instrument très souple pour prendre en faute un professeur ou justifier qu’on exige de lui tout et n’importe quoi. Cette technique pour asseoir un pouvoir, issue de la « gestion des ressources humaines »6, ne saurait avoir sa place à l’intérieur de l’Éducation nationale.
Ramenons donc la compétence à ce qu’elle est, l’union du savoir et de l’action, dans l’expérience. Si l’on ne confond pas la compétence et ses effets, la parfaite réalisation d’un but, la santé retrouvée par exemple, la compétence ne relève d’aucun processus qui pourrait s’apprendre. Elle demande l’exercice répété du jugement, relativement à une tâche, et se distinguera de la répétition mécanique, toujours possible, par la faculté, qui suppose la liberté, d’user avec à propos de sa science relativement à un objet nouveau, à chaque expérience que l’on peut faire. Elle exige donc l’expérience, ce pour quoi nous demandons et demanderons encore qu’il existe au moins, après les concours, une véritable année de stage laissant le temps de la distance, de la réflexion.

Quant à l’École et à sa finalité, deux mondes ne se comprennent pas, qui ne peuvent pourtant s’ignorer. Il nous faut aussi être pilote. Cela dit, chacun sait que celui qui acquiert une solide culture générale sera rendu capable plus vite que d’autres d’acquérir les compétences propres à une tâche, de s’adapter et de changer, sans avoir eu besoin de les acquérir à l’école.

14 février 2010.

Source : Revue L’Enseignement philosophique
Voir aussi « Non au contrôle de moralité » (La Rédaction)

  1. République, VI, 488d, Flammarion, Paris, 2008, éd. Brisson, trad. Leroux. Puis Charmide, 172b, ibid., trad. L. A. Dorion. []
  2. Voir Alain et l’« absurde rêve d’un ordre rationalisé » Propos sur le pouvoir, 3 décembre 1931, Folio-Essais, Paris, 1985, p. 104. []
  3. Voir les travaux sur « l’école des compétences » d’Angélique del Rey-Benasayag. []
  4. Cela à l’infini, car il faudrait de chaque situation dire quel en est l’« agir » compétent! Cela rend compte de la profusion insensée de ce qui est exigible sous le nom de compétence chez les spécialistes de la question en entreprise (voir note 6). On nous excusera de ne pas bien parler la langue des compétences. []
  5. Que signifie « éthique » dans ce texte ? Dans l’incertitude, on nous permettra de dire les choses plus simplement. Mais si « respecter les élèves et leurs parents » suppose qu’ils sont des personnes, assurons les auteurs que nous n’en doutons pas. []
  6. Voir J-P Le Goff, La Barbarie douce, La Découverte, Paris, 1999, particulièrement, dans le chapitre 2, la partie intitulée l’incroyable logomachie de la « compétence ». []

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