Mes chers amis,

Voici venu le quart d’heure de Socrate. Il me plaît de l’appeler ainsi cet instant, que l’on veut dire inévitable dans la vie de tout professeur, où il lui faut affronter le grave et sévère aréopage formé par les vieillards, les puissants et les sages de la cité, afin d’y subir comme un jugement, préliminaire parfois, mais souvent différé, au terme duquel l’opinion ratifie ou rapporte la confiance qui fut faite au maître dont la jeunesse suit les leçons. Socrate, vous le savez, dut répondre, devant l’association athénienne des parents d’élèves, d’un crime qu’il eut l’étonnant et naïf courage de ne pas reconnaître, et fut condamné à mourir pour avoir détourné les jeunes esprits, qui s’étaient faits ses disciples, des voies droites et saines dont toujours et partout la société s’est estimée gardienne infaillible et nécessaire. Et depuis, selon qu’elle cherchait dans les inépuisables ressources d’une dialectique sans intransigeance un renfort d’autorité aux doctrines que l’opinion recevait, selon au contraire qu’elle trouvait dans une critique exigeante et stricte un chemin pour aller vers le vrai et vers le juste aussi loin que l’un et l’autre l’exigeraient, sans égard aux considérations extérieures d’opportunité et d’utilité, la philosophie fut rangée parmi les exercices inoffensifs bons à meubler de jeunes intelligences ou parmi les armes diaboliques de l’esprit malin. La fin du dernier siècle et le commencement du nouveau ont vécu sur l’idée que le prudent Bourget et l’assagi Barrès lui donnèrent du professeur de philosophie dans des œuvres, comme Le Disciple ou Les Déracinés, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elles n’allaient à rien de moins que faire du philosophe officiel des lycées le type accompli du destructeur d’âmes, involontaire sinon inconscient. De là à la ciguë il n’y a qu’un pas, qui n’a point été franchi, mais à l’égard duquel l’avenir n’est pas engagé.

C’est qu’en effet, il y a, mes amis, deux manières de concevoir une âme. Une âme, c’est, selon les auteurs, un héritage ou une conquête. Une âme c’est un bien que l’on a, comme l’on a un nom dans la société et une place dans l’univers des choses. C’est un fait qu’expliquent le sol natal, la tradition nationale, le sang familial. Vous connaissez ces descriptions communes à tous les panégyriques officiels, où l’esprit et le génie d’un homme sont comparés à la vigueur d’un arbre séculaire, chêne en Ardennes, pin en Provence, dont la racine a tiré de l’humus local les sucs généreux. C’est votre Taine qui lui-même donne la règle et, qui sait ? peut-être aussi l’exemple. Différemment, une âme c’est l’effort toujours dur, quelquefois tragique, par lequel un homme fait le départ de ce qu’il apporte en naissant d’instinctif, d’aveugle, de périssable et de borné, d’avec ce qu’il veut établir et ordonner en lui de raisonnable, de conscient, d’indestructible et d’universel. Ainsi, ou bien une âme traduit la façon dont l’univers possède l’homme, ou bien une âme traduit la façon dont un homme possède l’univers. Et vous entendez bien qu’il s’agit ici de la seule véritable possession de monde, celle par quoi l’homme connaît et se connaît. Il suit de là que si l’âme est en nous l’expression mystérieuse d’un passé et la manifestation obscure de notre adaptation au milieu dans lequel nous avons à vivre, éveiller en elle le doute, l’inquiétude à l’égard de ce qu’elle embrasse et contient, c’est l’impiété par excellence. Que si, au contraire, l’âme c’est l’enquête et la conquête, le progrès intérieur et l’élargissement des limites de la connaissance et de l’action, alors susciter en elle ce qui brisera le cadre primitif et étroit où elle est rattachée, lui révéler un monde nouveau à atteindre c’est la tâche délicate et difficile mais nécessaire. Et ce n’est en conséquence ni une mince, ni une insignifiante aberration que de voir comment, de nos jours, on a pu tenir pour scandaleux et sacrilège l’esprit des doctrines qui enseignent à l’homme qu’il lui faut, par sa vertu propre, se recréer et se transfigurer, cependant qu’au contraire l’assentiment de ceux qui se disent des chevaliers de l’idéal allait, secrètement et publiquement, aux théoriciens officiants et attitrés de l’acceptation de soi et de l’adoration du fait, si étranger que soit le fait aux plus légitimes revendications de la justice.

N’est pas penseur qui veut. Il est plus aisé d’être saltimbanque. Et c’est aussi plus immédiatement profitable, car vous savez que le danseur est toujours secrètement préféré au calculateur. Danser est agréable à l’acteur et au spectateur, il n’y faut qu’un extérieur avenant et une souplesse volontairement négligente. Calculer est plus austère : les résultats en sont hors de toute complaisance aussi bien pour soi-même que pour autrui, et la mathématique peut tout faire pour les hommes sauf d’assouplir au gré de leurs désirs la rigidité de ses démonstrations et de ses preuves. Aussi le mathématicien a-t-il cet air froid que donne la certitude et souvent cette sévérité bienfaisante que donne la vérité nue. A lui revient la palme d’être parmi les hommes le seul éducateur qui ne puisse ni ne veuille tromper. Mais, hors de là, quel art d’accommoder la vérité aux instincts les moins avouables, de distendre la justice jusqu’à lui faire suivre les moindres détours du désir incohérent et les plus subtils replis de la passion la mieux raffinée. Ainsi la littérature, la philosophie et la politique sont-elles embarrassées d’une profusion d’œuvres, de traités, de discours où l’œil inexpérimenté ne distingue pas de longtemps la danse du calcul. A quoi il faut ajouter que l’art suprême des amuseurs de toute sorte est de faire passer le calculateur pour un danseur. Vous savez qu’Aristophane, déguisant le philosophe en sophiste, le fit pour Socrate ; les Encyclopédistes de salon le firent pour Rousseau ; Barrès le fit pour Lagneau.

J’entends par calculateur tout homme qui juge et qui définit, c’est-à-dire qui fait la lumière dans l’ordre des idées, quelles que soient les amères vérités que la lumière fera apparaître. Ainsi, il y a une pointe d’héroïsme véritable dans le maintien des idées, comme il y a une incontestable part de volonté dans la spéculation mathématique. Nous ririons, n’est-il pas vrai, d’un géomètre qui sous ce prétexte qu’il n’y a dans la nature ni ligne droite parfaite, ni angle droit parfait, se servirait pour tracer ses figures de règles de caoutchouc ? Pourquoi ne serions-nous pas aussi ironiquement et impitoyablement méprisants pour celui qui vient disloquer les membres de la vérité et de la justice, afin de les rendre conformes à son idéal d’homme-serpent ? C’est ainsi que Barrès parlait des vérités lorraines et voyait dans les réclamations de la justice, lors d’une affaire à la fois tristement et noblement célèbre, une orgie de métaphysiciens. Il agréait à l’ancien ennemi des lois, devenu ami de la loi, une justice moins métaphysique et plus accommodée aux exigences prétendues de la race, du milieu et du moment. Je vous dois le respect, mes amis, de vos gloires régionales, même enflées, même contestables et contestées. Je ne puis cependant m’empêcher de vous dire que ni la race, ni le milieu, ni le moment ne suffisent, malgré votre Taine, à définir un homme. Il ne manque à l’homme ainsi recomposé que la pensée. On est en droit de juger que ce n’est pas peu, car il manque du même coup à l’homme la vérité et la justice qui ne sont pas des faits mais des pensées, non des résultats mais des actes.

La définition du juste ne me semble pas mystérieuse : il est ce qui coûte à la suffisance d’un homme, d’une classe, ou d’un peuple, parce qu’il la contredit. Il coûte à la suffisance que nul ne puisse être à la fois juge et partie, que nul ne soit juge en sa propre cause, que le travailleur mécontent, que l’ennemi vaincu, que le voisin turbulent aient exactement le même droit que nous, ni plus petit, ni plus grand, à faire examiner leur revendication, à demander un jugement qui ne soit pas le nôtre ou qui soit celui de notre raison seule, si nous sommes nous-mêmes intéressés à ce jugement. Tel est le commencement et la fin de la justice. Et si le riche prétend, une fois pour toutes, mettre un terme à la revendication du pauvre, si le fort prétend mettre, une fois pour toutes, un terme à la protestation du vaincu, si toutes les cartes ne sont pas étalées au grand jour sur la table où se signent les contrats, nous savons tous, et même le riche et le fort, et même le tricheur le savent, que c’est là injustice et tyrannie et qu’il n’y a point au monde d’autre injustice ou d’autre tyrannie que celle-là. Dire à la justice : tu n’iras pas au-delà, ou le penser sans le dire, c’est aussitôt nier la justice en son cœur et tuer la justice parmi les hommes. Il n’y a pas de justice sans la volonté d’aller jusqu’où la justice l’exigera, car elle est, dans l’ordre des relations humaines, ce au-delà de quoi il n’y a plus de valeur. Ainsi la justice n’est jamais faite, mais toujours à faire, même s’il faut risquer, même s’il faut s’aventurer. La justice est ce pourquoi il n’y a ni race privilégiée ou maudite, ni milieu favorable ou hostile, ni moment opportun ou importun. Ce qui compte, disait Lucien Herr à Barrès, ce n’est pas ce qu’un homme a dans le sang, c’est ce qu’il a dans l’esprit et ce qu’il veut faire. J’entends bien que la science semble se récrier et que sans tomber dans le matérialisme à la fois naïf et grossier qui fut celui de Taine qui se flattait d’expliquer la pensée comme un résidu de réaction chimique, le laboratoire ou la statistique prétendent avertir le philosophe de ramener le Verbe à la Chair et la société à un jeu de forces. C’est vouloir que l’intelligence soit un produit de l’univers, et la justice une résultante d’intérêts. Si le philosophe tient inlassablement pour l’indépendance de la pensée ce n’est pas parce qu’elle est sa raison d’être et en quelque sorte son gagne-pain, c’est parce qu’elle est, absolument parlant, l’unique raison d’être. On comprend alors que l’on puisse tenir à la justice non parce qu’elle est la raison d’être d’une race, d’un milieu, d’un moment, mais parce qu’elle est, humainement parlant, la seule raison d’être. Voilà ce qu’il y a plus de deux mille ans Socrate disait, en d’autres termes, aux premiers champions de la race, du milieu et du moment, aux Gorgias aux Calliclès, et ce que les politiques d’alors ne voulurent pas comprendre. Anytos était pourtant l’un des dirigeants de la démocratie. Mais tout pouvoir corrompt tout dirigeant. C’est sans doute pourquoi les politiques présents et à venir ne comprendront pas mieux. On ne pourra cependant pas faire que la parole de Socrate ne retentisse inlassablement.

Telles sont, mes amis, les quelques considérations parfaitement inactuelles que vous propose un discours voué par l’usage à de plus divertissantes exhortations. C’est qu’il me paraît y avoir du mépris à l’égard des hommes dans ce qu’on appelle l’indulgence ou l’optimisme ou dans la plupart des buts que l’on veut assigner à notre activité. On veut que la justice s’accorde avec l’intérêt comme si l’homme était incapable de vouloir la justice par et pour elle-même, comme si le droit était une amère purge qu’il faut tempérer d’un plaisir. Il est évidemment paternel et philanthropique, croit-on, de présenter d’abord la douceur aux hommes-enfants. L’inconvénient, et le seul, c’est qu’on n’aille pas souvent plus loin et que l’on veuille pousser la philanthropie jusqu’à dispenser de la médecine. C’est prendre l’homme par le bas, et cela n’est pas la justice, aussi vrai que le ventre ne saurait être la tête. Benjamin Constant disait : « Prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste et nous nous chargeons d’être heureux ». Je crois que c’est là parler en homme, et je le crois parce qu’au fond la suprême valeur pour un être capable, comme l’est l’homme, de mettre en doute la valeur des faits, ce n’est ni l’agréable, ni l’utile, mais le juste. C’est là ce qui étonne toujours et irrite parfois tous ceux qui sont plus pressés de parler que de penser et qui entendent avec stupeur les hommes refuser fermement les présents qu’ils estiment devoir leur faire. Prospérité d’abord ? Non, mais d’abord justice. Sécurité d’abord ? Non, mais d’abord justice. Cette protestation n’est pas près de cesser.

Un théologien respectable, le père Gratry, à qui l’on demandait comment il pensait que l’humanité finirait, eut cette réponse énergique : « Elle finira comme elle pourra ». J’accorde que si l’on considère l’humanité comme l’une des espèces animales qui peuplent la planète terre, il est vain de se demander quelle fin elle fera et à quel degré de température seront portés, par le heurt de quelque comète apocalyptique, les éléments chimiques de notre protoplasma volatilisé, rendant scientifiquement aléatoire la recomposition spontanée des édifices colloïdaux en vue d’une hypothétique résurrection des corps. Que si, au contraire, l’on considère l’humanité comme pensante, la question de fait devient une question de droit et il s’agit dès lors de savoir si l’humanité a un droit de regard sur son avenir ou plutôt, car l’avenir n’est pas tracé d’avance, mais à construire un peu chaque jour, si l’humanité a le devoir de se faire sa destinée. Il y a à cette question deux réponses possibles entre lesquelles, s’il vous plaît, vous aurez à choisir. Vous pouvez dire avec un proverbe italien dont Dickens a montré les inhumaines applications dans un roman sublime qui a nom Les Temps difficiles : « Ce qui sera, sera », ou bien vous pouvez dire avec Jules Lagneau, contre tous ceux dont l’idéalisme fatigué revient à se ranger au parti du plus fort : « Ce qui méritera d’être, sera ». Sachez à l’avance que si vous choisissez le second parti, ceux qui s’appellent, par une orgueilleuse humilité, des réalistes vous réfuteront en disant qu’il faut vivre. Si vous perdez la foi en la valeur de vos idées claires, vous hurlerez avec les loups, répétant à votre tour qu’il faut vivre. Si vous avez de la mémoire, vous vous souviendrez de ce que dit Kant, que quand la justice disparaît il n’y a plus rien qui puisse donner une valeur à la vie des hommes sur la terre. Si vous avez du jugement, vous expliquerez que vivre n’est pas le fait de l’homme, mais de l’animal aussi bien, et qu’à l’homme seul il appartient indestructiblement de justifier la vie. Enfin vous saurez dire qu’au lieu d’accommoder, comme on dit, la justice à l’expérience, il faut élever l’expérience humaine jusqu’à la justice, car c’est le seul moyen de ne pas perdre la justice de vue. C’est à vous de savoir si vous devez regretter que Socrate ait fait, comme l’a dit Cicéron, descendre la philosophie du ciel sur la terre.

Georges Canguilhem, Discours de distribution des prix au lycée Chanzy de Charleville, 12 juillet 1930.

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