Article publié avec l’aimable autorisation de l’Association des Professeurs de Lettres (APL). Paru dans le  Bulletin de l’Association des Professeurs de Lettres, n° 127 (septembre 2008, pp.22-33), ce texte est également consultable sur le site de l’APL.

Le film de Laurent Cantet et François Bégaudeau Entre les murs a bénéficié d’une campagne médiatique dont l’insistance l’a rendu d’emblée suspect à un certain nombre de collègues. Il mérite pourtant d’être vu, tant pour ses qualités réelles que pour en tirer des leçons, et aussi pour prendre la mesure du caractère approximatif, tendancieux ou excessif de certains commentaires. En tout cas, il connaît un tel retentissement dans le public et chez les enseignants que l’APL ne pouvait pas ne pas se faire l’écho des discussions qu’il suscite, et demander aux habitués de notre site de nous faire part de leurs réactions.

Du livre au film

Au commencement était le livre de François Bégaudeau1 , roman au sens large du terme, succession d’extraits éclatés de ce que pourrait être le journal d’un « prof de français » dans un collège difficile du XIXe arrondissement, un « prof de français » qui accepterait de débattre en permanence avec ses élèves en adoptant le langage de la rue, parfois dans ce qu’il a de plus cru. Contrairement à ce que donne à croire la présentation de l’éditeur en quatrième de couverture2 , ce livre n’exprime pas l’émerveillement devant la créativité du langage des banlieues et des populations métissées ; il ne célèbre aucunement une école du « vivre ensemble ». Tout y est au contraire étriqué et désolant, et l’écriture du narrateur se complaît à mettre en évidence cette médiocrité, avec un don incontestable de la formule parfois ironique, plus souvent brutale et cruelle, voire sadique. De ce regard d’esthète décadent se dégage une impression de mépris : mépris pour les élèves3 , à qui il n’hésite pas à régler leur compte décisivement et parfois ouvertement4) , mépris pour les collègues, réduits chacun à une caractéristique plus ou moins ridicule, mépris pour une institution qui proclame dérisoirement ses ambitions éducatives, mépris pour le métier (les enseignants ne viennent jamais au collège qu’avec dégoût) et mépris finalement du « prof » pour lui-même, qui non seulement fait état complaisamment de son incompétence5 ou du caractère approximatif de ses explications6, mais qui va jusqu’à reconnaître cyniquement qu’il « gagne du temps7 » pour ne pas faire cours. Même en tenant compte du fait qu’il est abusif d’identifier le personnage et l’auteur, l’image dont celui-ci accable l’institution, avec un a priori aussi affiché et sans le moindre souci d’analyse de ce qui l’empêche de fonctionner, enlève à François Bégaudeau toute qualité pour s’ériger en donneur de leçons pédagogiques8 .

Du livre au film, qui s’en inspire « librement », tout change.

Changement d’abord de point de vue. Le spectateur, placé en position d’observateur, ne peut plus avoir connaissance des motivations intimes du personnage. D’ailleurs, Laurent Cantet n’a manifestement pas voulu lui prêter une attitude de tire-au-flanc : on perçoit plutôt un pédagogue fortement impliqué dans son métier et dans son établissement, et qui s’intéresse à ses élèves. De même, la férocité de l’écriture fait place à la nudité de l’image et du son : il appartient alors au spectateur, placé devant un donné qui lui est seulement montré, de se forger son propre commentaire.

Deuxième changement : alors que le livre présentait des séquences fragmentées, souvent répétitives, qui laissaient une impression de monotonie dépourvue de sens, Laurent Cantet s’est livré à un processus de scénarisation en choisissant certaines séquences et en modifiant leur ordre. Il a construit une véritable action dont le fil directeur est l’affrontement progressif du professeur avec sa classe, affrontement qui mène à l’exclusion d’un élève, Souleymane. Cette exclusion, qui figure dans le premier tiers du livre, fait ici figure de dénouement. D’autres déplacements permettent d’investir certains épisodes d’un sens plus consistant. Ainsi celui dans lequel François traite ses élèves de « pétasses » se trouve mis en concomitance avec le fait que Souleymane, lui ayant manqué de respect, passe en conseil de discipline. D’où l’interrogation du spectateur : comment se fait-il que le « prof » puisse réclamer le respect de ses élèves tout en les insultant ?

Enfin, alors que la lecture du livre prend un temps indéterminé, puisqu’elle peut être interrompue, puis reprise au gré du lecteur, le film est limité dans une durée de deux heures. Même si ces deux heures sont réparties sur une année, le spectateur a le sentiment d’un délai qui s’écoule : le temps est cher, comme on dit dans les tragédies, et c’est bien une tragédie à sa manière que Laurent Cantet représente, dans cette mécanique qui aboutit à l’exclusion d’un élève d’origine africaine, exclusion qui en soi n’est pas très grave, puisqu’il trouvera sans doute un nouvel établissement pour l’accueillir, mais qui, par synecdoque, résume tous les processus d’échec scolaire et d’exclusion sociale.

« L’apprenant au centre du système »

Devant cette action exemplaire, dans un collège lui-même présenté comme exemplaire des collèges difficiles, le spectateur est invité à méditer.

Le première impression est une impression de vérité criante, brutale, angoissante même : vérité dans le langage, vérité dans le comportement des élèves. Contrairement à ce qu’on entend dire ici ou là, il n’y a guère d’exagération, en particulier dans les scènes de groupe. Bon nombre d’entre nous qui ont enseigné dans des établissements ou des classes difficiles connaissent cette atmosphère d’inertie bavarde et de contestation, d’opposition à la limite de l’hostilité déclarée, ces classes où le moindre mot prononcé sans aucune intention particulière peut déclencher une tempête et jusqu’à un pugilat. Et combien est vrai cet enchaînement qui fait qu’une parole malencontreuse prononcée en conseil de classe (Souleymane est peut-être « limité ») se trouve répété par les délégués à l’intéressé, qui va réclamer des explications au professeur ! Quelle vérité aussi dans ces scènes de réception des parents, souvent inconscients de la situation réelle, ou bien de la mère qui, pour échapper au ghetto scolaire, prétend faire admettre sa fille à Henri IV ! C’est la vérité quotidienne rendue avec la densité efficace d’une œuvre d’art : car même si le film produit l’impression du documentaire, on sait que tout cela est reconstruit.

La seconde impression du spectateur est une impression d’enfermement, que résume bien le titre. Enfermement linguistique d’abord, et corrélativement enfermement culturel. Car là encore, le film ne célèbre pas vraiment l’inventivité du langage des banlieues : il le donne seulement à entendre. Si le livre faisait sentir une certaine jubilation dans le maniement ironique de la langue de la rue, seule une partie en passe à l’écran. On ne trouve pas cette virtuosité dans la performance, cette tendresse complaisante qui s’exprimait à plein dans L’Esquive. Dans L’Esquive, d’ailleurs, une ouverture était présente, une espérance se manifestait (réelle ou illusoire, peu importe), l’idée que ces jeunes de banlieues marivaudaient à leur manière et même que leurs intrigues amoureuses pouvaient s’entrelacer avec la littérature, une littérature a priori bien éloignée d’eux : le théâtre de Marivaux (les scènes de classe dans L’Esquive sont précisément très idéalisées). Dans Entre les murs, rien de tel : ces gamins sont enfermés dans leur langue, dans leurs particularités, dans leur modèle de consommation américanisé ; seuls les Chinois cherchent réellement à en sortir pour s’intégrer.

Devant cet état de fait surgit une interrogation sur le rôle du professeur. Le spectateur se dit que François fait exactement le contraire de ce qu’il devrait faire. Au lieu de proposer à ses élèves d’autres horizons que celui dans lequel ils vivent, il les y ramène sans cesse. On comprend que son langage de charretier n’est plus motivé par un laisser-faire cynique, comme dans le livre, mais par le souci de se placer sur le même terrain que ses élèves, quitte à abonder dans leur sens. Aussi, quand il est amené à parler de l’imparfait du subjonctif, en arrive-t-il à le tourner en ridicule et à leur déconseiller assez nettement de l’employer. De même, parce qu’il croit bon de partir de ce qui est censé leur être familier, il explique le mot « succulent » en l’insérant dans une phrase imprégnée d’américanisme : « Bill déguste un succulent hamburger. » Les élèves, d’ailleurs, lui reprochent cette démarche d’enfermement : quand il leur demande de faire leur autoportrait, ils lui objectent que leur vie est tellement médiocre qu’ils ne trouvent pas d’intérêt à la raconter. Voilà, démythifié en quelques séquences rapides, le bienheureux mot d’ordre de l’« ouverture de l’école sur la vie ». Mais Laurent Cantet va plus loin. Dans une séquence qui ne figure pas dans le livre, on voit le professeur d’histoire proposer à François de coordonner leurs enseignements : comme il doit étudier l’Ancien Régime, pourquoi François ne ferait-il pas lire à ses élèves des œuvres des philosophes des Lumières, Candide, ou plus modestement Zadig ? Intéressante interdisciplinarité ! Réponse de François : non, c’est trop fort pour eux. À défaut, les élèves auront droit au Journal d’Anne Frank. Dans le livre, ils lisaient On ne badine pas avec l’amour, mais cette œuvre disparaît dans le film.

On voit ainsi à l’œuvre un principe pédagogique bien connu, découlant de la doctrine de « l’apprenant au centre du système » : se mettre à la portée des élèves, c’est-à-dire ne rien leur proposer de bien éloigné de ce qu’ils connaissent. Ces choix étriqués, les élèves, là encore, les reprochent à François. Comme une gifle, alors qu’il leur a refusé Zadig, une élève vient lui dire qu’elle a lu, et avec intérêt, la République de Platon. Elle se montre même capable de parler, succinctement mais réellement, du personnage de Socrate9 . Sans doute il s’agit d’une attitude de défi (c’est précisément une des élèves qu’il a traitées de « pétasses ») et l’exemple est extrême. Mais n’avons-nous pas tous eu la surprise de voir à un moment ou à un autre des élèves lire des livres « trop forts pour eux », et cela ne nous a-t-il pas amenés à nous interroger sur cette fameuse « portée des élèves » à laquelle nous sommes censés nous mettre ? Mais François, en bon pédagogue, ne semble pas en tirer d’interrogation particulière.

Le spectateur envisage également la façon dont François mène sa classe. Dans ce qui nous est montré du déroulement des heures de cours (on pourrait imaginer qu’il en va différemment à d’autres moments, mais rien ne vient accréditer cette hypothèse) on observe qu’il ne fait presque pas cours. Dans les rares moments où il est à peu près écouté, ses questions sont souvent oiseuses et s’écartent du fil directeur du discours. Mais surtout, ses propos sont la plupart du temps motivés par le souci de répondre aux sollicitations des élèves, en particulier de répondre à leurs réactions hostiles en justifiant ce qu’il fait ; souci louable mais qui aboutit à l’impuissance quand il devient systématique ou quand les élèves pratiquent l’obstruction. Il semble supposé que le professeur ne peut tirer sa légitimité que du consentement de la classe et non du savoir qu’il est censé posséder et dispenser.

Ce commentaire permanent des motivations et du comportement des uns et des autres repose en outre sur une démarche réflexive dans laquelle les élèves ne peuvent guère entrer, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont nullement concentrés. François théorise ainsi devant sa classe sur ce qu’on fait et sur ce qu’on ne fait pas et sur la façon de le faire, maniant le jargon abstrait chéri des théoriciens de la pédagogie, voire le sophisme10 .

Dans l’intervalle des deux heures du film, on peut ainsi mesurer tout le temps perdu. Quand vient le moment où il donne des explications, celles-ci se développent souvent de façon incidente : il ne présente pas de savoir construit, mais des morceaux, conditionnés par les hasards que lui offre « l’apprenant », pleinement « au centre du système ».

Et pourtant, les élèves ne refuseraient pas véritablement d’apprendre. Parfois même ils accusent François de ne pas enseigner suffisamment. La séquence finale prête particulièrement à réfléchir. Interrogés sur ce qu’ils ont appris de remarquable dans l’année, les élèves citent tour à tour des bribes, bribes lamentables certes, mais qui, dans leur côté à la fois précis et inattendu, prouvent qu’ils ne sont pas dénués de curiosité. Car les connaissances qu’ils citent ne sont pas du tout des connaissances rentables, utilitaires, de l’ordre de celles que l’école « ouverte sur la vie » prétendrait leur faire acquérir. Chez ces enfants promis presque tous à devenir des exploités de la société mercantile, c’est une curiosité libre qui s’exprime là, celle du citoyen en puissance à qui l’école marchande les moyens de devenir citoyen en acte.

Précisément, François fait parfois travailler ses élèves, et c’est à ce moment que le spectateur observe qu’ils sont relativement calmes : quand il les fait lire, ou quand il leur fait faire des exercices de conjugaisons. On se prend à rêver d’un enseignement méthodique, suivi, qui lui permettrait d’avoir la paix et surtout qui permettrait aux élèves de bénéficier du calme de l’étude et de découvrir autre chose que ce dans quoi ils baignent quotidiennement. L’article d’Hélène Solnica « Quatrièmes à Pantin », publié dans notre bulletin de septembre 2007, celui d’Hélène Brunel que l’on peut lire dans le numéro d’octobre 2008, montrent ce qu’il est possible de faire avec de tels élèves, en ayant des ambitions pour eux sans pour autant oublier ce qu’ils sont au départ.

Mais ce n’est pas seulement une pratique pédagogique qui est atteinte. La critique rejaillit sur les instructions officielles actuellement en vigueur jusqu’à la mise en place prochaine des nouveaux programmes de collège. Même si le mot « séquence » n’est pas employé, le cours de François montre à plein l’inefficacité de cette pratique qui consiste à délivrer un enseignement en mosaïque, où l’on fait successivement un peu de tout. L’enseignement de la grammaire, en particulier, apparaît comme anecdotique et dénué de toute progression11 . À la place, un saupoudrage dont on peut imaginer qu’il est fondé sur le présupposé, si souvent assené par les théoriciens officiels, qu’il faut éviter la répétition, génératrice d’ennui, que ce qui a été vu une fois est engrangé pour toujours ; cela alors que les élèves de François encore plus que d’autres auraient besoin de patients exercices pour s’approprier les notions et retrouver une assurance devant le savoir. François peut rappeler qu’il ne faut pas confondre langage écrit et langage oral : que vaut ce rappel quand la norme du langage écrit n’a pas été méthodiquement cultivée et reste de fait étrangère aux élèves ?

L’approche techniciste des instructions actuelles reçoit également son paquet. La lecture des œuvres n’a pour objet qu’une approche des genres et une typologie de textes. L’étude du Journal d’Anne Frank aboutit à un genre : l’autoportrait, croisement entre le genre du portrait et l’autobiographie12 . La première question que pose l’élève qui a lu le République est de savoir si c’est « du narratif » ou « de l’argumentatif ». Mais le clou est la séance dans laquelle François demande à ses élèves de défendre devant la classe un point de vue sur un sujet de leur choix, cela en rapport avec l’étude de l’argumentation. On ne saurait mieux montrer que la sacro-sainte argumentation, dont on sait à quel point elle a phagocyté les programmes, n’est en fait que de la communication mise au service de tout et de n’importe quoi. Avec pour toile de fond la fameuse ouverture de l’école sur la vie, cela permet aux élèves de ressasser les lieux communs dans lesquels ils n’ont que trop tendance à se complaire (le plaidoyer en faveur du « look gothic » est du meilleur comique13 , et les observations de François, signalant à l’élève que ce look n’est qu’un standard et non l’affirmation d’une personnalité, n’ont manifestement aucune suite) et de se fourvoyer dans des discussions de comptoir (les mérites respectifs des équipes de foot) avec en prime des affrontements entre communautés. Le spectateur se dit que si François avait organisé un débat sur les positions respectives d’Horace et de Curiace, ou de Clitandre et de Philaminte, il aurait sans doute été moins affligeant et moins violent, sans pour autant être déconnecté des problèmes contemporains ; encore aurait-il fallu envisager les oeuvres dans leur substance et non pas seulement comme des formes et des techniques.

Enfin, comme le cours de François n’accorde qu’une place très mince aux contenus, ce happening est envahi de façon inquiétante par le relationnel et par l’affectif. De façon totalitaire, à l’opposé de ce que garantit le droit républicain et dont l’école doit permettre l’apprentissage, la barrière entre le public et le privé disparaît. François, au lieu d’être le professeur interprète d’un savoir universel et donc impersonnel, dit sans cesse « je ». Il accepte même de se justifier sur son orientation sexuelle, ce qui non seulement est un avantage accordé aux élèves, mais surtout entérine une confusion dommageable pour eux-mêmes. Car en retour, la même absence de distance vaut pour les élèves : dans cette fausse famille élargie que devient l’école, l’« apprenant », étant « au centre du système », se retrouve scruté jusque dans ses tréfonds, privé de tout espace secret. La séquence dans laquelle François demande aux élèves de citer « des choses dont peut avoir honte », question inutile pour le propos du moment, fait penser à cette atmosphère de psychothérapie collective qui aboutit à l’écrasement insidieux de l’individu, telle qu’elle est retracée dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Aussi est-ce par une réaction salutaire que les élèves regimbent quand François leur demande d’écrire leur autoportrait à seule fin « de mieux [les]connaître », alors qu’il semble déjà les connaître suffisamment14 : malgré la familiarité sans gêne dont ils font preuve à son égard, ils n’ont pas envie de raconter leur vie à n’importe qui.

Car les choses vont encore plus loin : derrière cet apparent refus des protocoles se manifeste chez François l’appétit de domination, l’aspiration à un pouvoir qui tourne à vide puisqu’il n’a plus pour but la transmission d’un savoir. Souvent humilié par ses élèves, François les humilie volontiers lui aussi, gratuitement, à l’encontre de toute réelle efficacité pédagogique, n’hésitant pas à les écraser d’une ironie révoltante digne des pires professeurs d’autrefois (« Toi, X, tu sais ça ? je ne peux pas y croire »). On comprend qu’il en arrive ainsi à traiter deux élèves de « pétasses », ce qui ne l’empêche pas, on l’a vu, de s’offusquer parce que Souleymane lui a manqué de respect (en le tutoyant, lui qui systématiquement tutoie les élèves !). Une scène particulièrement révélatrice est la confrontation avec Khoumba, qui lui bat froid avec obstination : « L’année dernière, on était copains ; cette année, ce n’est plus le cas. Qu’est-ce qui s’est passé ? » Mais le rapport pédagogique, se dit le spectateur, est-ce un rapport de copinage ? Devant cette enquête, on approuve Khoumba d’arguer du secret de sa vie. Alors, François, lui demandant (ce qui est assez légitime) de présenter des excuses pour ce qu’elle a fait, non seulement lui dicte exactement les formules, mais pousse l’humiliation jusqu’à exiger d’elle le ton de la sincérité15 . Le viol des consciences n’est pas loin.

À travers cette attitude on perçoit donc un mépris des élèves beaucoup plus subtil que celui qui s’étalait ouvertement dans le livre. Pour un professeur (et peut-être particulièrement pour les professeurs de lettres, étant donné le rôle fondamental de celles-ci dans la formation intellectuelle, affective et sociale de l’individu), il y a là une mise en garde profonde et salutaire. Il nous est rappelé que personne d’entre nous, quelles que soient les bonnes intentions affichées à l’égard des élèves, n’est exempt de la tentation brutale, primitive, de les dominer comme eux-mêmes peuvent être tentés de chercher à dominer le professeur ou leurs camarades. À cet égard, le film nous montre qu’entre le professeur qui se veut moderne et le pédant d’autrefois la différence de fond est bien mince. Mais il montre aussi à quel point la pédagogie de « l’apprenant au centre du système » ouvre facilement la porte à une telle déviation : parce qu’elle prétend privilégier les réactions spontanées de l’élève, parce qu’elle minimise en lui la part de l’individu rationnel, accorde la première place au comportemental par rapport aux savoirs, parce qu’elle entend réduire le poids des conventions, réputées oppressives (dont la frontière entre le familial, qui est d’ordre privé, et le scolaire, qui est d’ordre public), elle tend à établir un ordre étouffant, celui d’une jungle où les aléas psychologiques priment sur l’analysable et le prévisible. Heureusement, François est un cas limite : peu d’enseignants adeptes de cette pédagogie poussent aussi loin la confusion. Mais la tendance est bien là, en dépit de tout un courant de la critique cinématographique qui voudrait faire croire que le film célèbre la fécondité d’une telle méthode16 : ce n’est sans doute pas par hasard que Philippe Meirieu, comprenant à quel point la doctrine de « l’apprenant au centre du système » était mise à mal par ce tableau, a éprouvé le besoin de publier une réaction devant le film et de désavouer le comportement de François17 .

Tout cela ne fait que découler de ce que voit le spectateur. Il est certain que Laurent Cantet, pas plus que François Bégaudeau, qui incarne son propre rôle, n’a nullement voulu dresser un réquisitoire contre la pédagogie pédagogiste18 . Mais, précisément en raison de ses options documentaires, le film montre à peu près le contraire ce qu’ils voulaient montrer : l’œuvre échappe à leurs auteurs.

Une vision fataliste de l’école de demain ?

Prenons du recul : en même temps que les méthodes de François, le spectateur peut observer ce qui se passe dans le reste de l’établissement.

Là encore, contrairement à ce que veut conclure une certaine critique angélique, émerveillée par l’« énergie19 » qui circule dans l’établissement (énergie aussi inefficace que réelle, mais la mystique de l’énergie permet de réconcilier tout le monde, et surtout d’éviter de poser les problèmes et de les analyser), le tableau est affligeant ; d’autant plus affligeant que Laurent Cantet a su éviter la charge. Il aurait pu montrer un établissement qui va à vau-l’eau du fait de l’incapacité ou de la démagogie d’un principal et de son équipe administrative. Rien de tel : le principal est sans illusions, mais fait ce qu’il peut, soutient ses « profs », sermonne sans rechigner les élèves qu’on lui envoie. Dans ce collège de quartier difficile tout à fait ordinaire, la déliquescence est donc plutôt dans un état d’esprit diffus. Elle est notamment chez les « profs ». Déliquescence douce : loin des silhouettes caricaturales que croquait François Bégaudeau, Laurent Cantet met en scène des dialogues tout à fait vrais. « Profs » de bonne volonté, se lamentant sur le niveau et le comportement des élèves, s’intéressant néanmoins à eux, s’interrogeant honnêtement sur l’efficacité des sanctions (le débat entre François et le professeur d’histoire, qui l’accuse de vouloir « acheter la paix sociale » par son laxisme, est particulièrement vraie), capables de prendre un recul ironique par rapport à leur situation (« gentil… pas gentil… pas du tout du tout gentil… ») ; et « profs » résignés, conscients d’être là seulement pour gérer des flux.

Que leur manque-t-il donc ? tout simplement de ne pas dire non. Il leur manque manifestement une conscience claire du statut qui devrait être le leur ; disons le mot, une conscience politique, énergiquement affirmée, et de leur fonction dans une école républicaine qui en soit vraiment une, et surtout du combat permanent que cette fonction constitue. Suivant la même pente que François, chez eux aussi le privé et le public s’interpénètrent. Seul le principal porte un costume de ville et une cravate : les « profs », demi-habiles pascaliens, ont répudié tout accessoire qui pourrait rappeler aux élèves qu’ils représentent quelque chose de différent du quotidien de la rue. Pathétiquement, seul le maquillage de certaines femmes exprime l’attachement à un reste de reconnaissance sociale. Le langage populaire de François est aussi le leur. L’abréviation familière « profs » est le seul mot en usage pour les désigner, aussi bien entre eux qu’avec les élèves. Et dans tout l’établissement les individus, élèves comme enseignants, ne sont désignés que par leur prénom : le patronyme, marque du citoyen responsable ou voué à le devenir, est hors d’usage, même dans les circonstances solennelles d’un conseil de discipline ; vaste communauté familiale où tout le monde est censé être gentil, sorte de radeau de martyrs exposés aux lames de la barbarie sociale.

Une scène particulièrement saisissante est celle où la CPE vient annoncer que des parents d’élèves chinois sont arrêtés et menacés d’expulsion, et tente de mobiliser les « profs » autour d’une enveloppe pour collecter des fonds destinés à payer des avocats. Or cette mobilisation est interrompue par une collègue qui avait prévu d’annoncer qu’elle était enceinte et qui, malgré sa gêne, ne croit pas nécessaire de remettre l’annonce à une prochaine fois. Scène grinçante qui se termine autour d’une bouteille de champagne20 avec des vœux aussi charitables qu’inefficaces en faveur des élèves chinois.

Parvenus à ce point, toutefois, nous ne pouvons que nous interroger. Nous avons tous connu de ces assemblées générales résolument revendicatives, qui s’enlisaient dérisoirement dans des discussions de détail. Mais cette scène, dans laquelle on voit l’esprit des collègues passer sans transition de la consternation à la joie, paraît aussi exagérée que tragique. Certains pourront même s’en indigner. En y pensant bien, d’ailleurs, le spectateur repère d’autres exagérations, d’autres invraisemblances. Par exemple, il est difficilement croyable que les déléguées d’élèves au conseil de classe puissent pouffer longtemps de rire sans que le principal leur adresse la moindre observation : l’institution serait alors tombée bien bas. De même, il est assez étonnant que François puisse distiller à ses élèves des remarques humiliantes (« pétasses » n’est qu’un aboutissement) sans qu’il y ait aucune plainte des parents. On est un peu étonné, également, de le voir quitter le bureau du principal en le gratifiant d’un « OK » digne de séries policières. Quant à la scène dans laquelle le « prof de techno » fait une crise de désespoir devant tous ses collègues, elle exprime un état psychologique que certains collègues éprouvent, sans doute, mais qu’ils ne vont pas jusqu’à étaler en pleine salle des professeurs.

On constate également que dans cet établissement les syndicats sont à peu près absents. On devine vaguement que la CPE pourrait être adhérente de la FSU, mais sans certitude. De même, la pédagogie de François n’a pas de contrepoids : seul contradicteur occasionnel, le professeur d’histoire. Pas d’autre professeur de lettres incarnant une autre façon d’enseigner ; à plus forte raison, pas de représentant de l’APL, bien sûr, ni d’aucune autre association qui défende une conception un peu exigeante de l’enseignement. Ce film, malgré tout ce qu’il a de documentaire, est un documentaire partiel. En l’absence de toute organisation de professeurs, cette collectivité n’est qu’une nébuleuse d’individus impuissants, emportés dans un mouvement d’ensemble, et qui finalement se conforment à un même modèle, par-delà les variations de chacun.

Pour autant, le tableau est-il faux ? hélas non, comme en témoignent tant de séquences criantes de vérité. Quant à la réalité du corps enseignant, est-il vraiment à l’abri du repliement résigné sur soi, de la dépolitisation, de cet unanimisme plein de bonnes intentions et qui masque les antagonismes fondamentaux ? Observons d’ailleurs que les rôle des enseignants ont été joués par des enseignants eux-mêmes. Même s’il faut se garder de confondre le rôle et l’acteur, le fait que des collègues aient accepté de jouer de tels personnages, c’est-à-dire d’aider à propager de la condition enseignante une image aussi désolante et aussi peu glorieuse, implique qu’ils n’ont pas perçu de différence absolument criante entre ce qu’ils vivent et ce qu’on leur demandait de montrer21 .

On pourrait résoudre la difficulté en disant que le film de Laurent Cantet, à la fois vrai et exagéré, peint une évolution en l’anticipant. Il montre l’état de choses vers lequel tendent les réformes qui depuis plusieurs décennies mettent à mal l’école républicaine : un système qui, pour les élèves de milieux défavorisés en tout cas, n’est guère qu’une garderie dans laquelle on gère les flux avec pour seul horizon l’échec, l’exploitation ou le chômage ; qui, sous prétexte de partir de ce que sont les élèves (c’est-à-dire, comme le proposait en son temps le rapport Bourdieu-Gros, en se conformant à leurs déterminations, notamment sociales22 ) a renoncé à leur dispenser des savoirs émancipateurs et se contente d’une inefficace éducation comportementale ; dans lequel, exauçant Claude Allègre au-delà de ses vœux, les syndicats et les associations qui pourraient exercer une quelconque opposition critique ont disparu ; dans lequel les professeurs, atomisés, réduits au sauve-qui-peut, sont transformés en animateurs ; dans lequel règne une bien-pensance morale, politique et sociale, avec pour alibi un sentimentalisme impuissant. Le tableau est terrifiant. Voilà encore une mise en garde salutaire. Sur le plan pédagogique ce n’était sans doute pas le but de Laurent Cantet ; la noirceur du tableau social, elle, est manifestement voulue.

Y a-t-il a des solutions ? Pour en trouver, la première chose à faire serait de chercher les causes. La misère sociale n’explique pas tout. Elle n’explique pas que François puisse impunément ne pas enseigner. Les habitudes de non travail prises par les élèves, leur ignorance, leur agitation, mettent en question ce qui s’est passé en amont, ainsi que toutes les sollicitations en dehors de l’école (les médias, les habitudes de consommation notamment) qui font contrepoids à sa mission. Or dans cet « entre les murs » Laurent Cantet ne convoque pas l’extérieur, même si techniquement il aurait pu le faire. En particulier il n’invite jamais le regard à se porter, ne serait-ce qu’en imagination, vers ceux qui ont décidé des réformes délétères dans les structures et dans les programmes, ni vers les théoriciens de la pédagogie qui tiennent le haut du pavé. Point d’IPR démagogue en visite, point de ces grogneries quotidiennes des enseignants contre des innovations absurdes dont pâtira encore la valeur formatrice de l’école. Certes, il évoque en passant les conditions de vie difficiles, le conditionnement par le sport, le poids du modèle américain, l’influence de l’islam politique. Mais que fait le pouvoir politique vis-à-vis de ces phénomènes ? Laisse-t-il faire ? pousse-t-il criminellement à la roue ? est-il impuissant ? On ne sait pas, il est absent. Dieu tyrannique, implacable et mystérieux, il ne se manifeste que pour expulser les sans-papiers.

C’est ce qui confère au film cette dimension tragique, résumée par le parcours de Souleymane. Professeurs, élèves, parents, administration sont emportés par une force innommée qui les dépasse. La conséquence qu’on en tirera volontiers est peut-être bien celle vers laquelle Laurent Cantet veut orienter le spectateur : toute société, toute école est oppressive, l’école n’étant que le reflet de la société, et cela quels que soient les ministres et les orientations politiques ; on ne peut que constater sans remédier23 . Cette vision fataliste de la société et de l’histoire, qui mène à l’acceptation du pire, est encore pour le spectateur une mise en garde salutaire.

  1. Entre les murs, rééd., « Folio », Gallimard, 2006. []
  2. « François Bégaudeau révèle et investit l’état brut d’une langue vivante, la nôtre… » []
  3. « Assez moche, Sofiane a commencé à lire… » (Pp. 39-40.) « Assez moche, Sofiane a écrit… » (P. 186.) Les citations reproduites en note ne sont que des exemples. []
  4. « C’est pas une insulte, c’est la vérité, si je dis que t’es une imbécile c’est parce que t’es une imbécile, si je dis que t’es une idiote c’est parce que t’es une idiote, si je dis que t’es bête c’est parce que t’es bête. » (P. 49.) « Tu sais pourquoi tu viens encore [au collège]? Tu viens parce que tu sais rien faire d’autre. Parce que sinon tu t’emmerdes… Parce que t’as une pauvre vie. » (Pp. 265-266. []
  5. « J’ai écrit le mysogyne au tableau, puis, après réflexion, misogyne. “ Le préfixe est utilisé négativement, et « gyne » c’est lié avec un mot grec qui veut dire utérus.” Je confondais avec hystérie, mais ce n’est pas pour ça qu’ils ont pouffé. » (P. 146) []
  6. « Voilà, c’est un écrivain français. Euh, en fait non, c’est un belge, mais bon il a essentiellement vécu en France. » (P. 177.) []
  7. P. 18. De même, p. 138 : « Puis j’ai étendu la question à l’actualité au Moyen-Orient, histoire de faire durer pour ne pas avoir à commencer le cours. » []
  8. Ce qui n’a pas empêché des professionnels de l’éducation, qui n’ont sans doute pas bien lu l’ouvrage, de lui donner avantageusement la parole : voir Profession Éducation, n° 154 ; http://sgen-cfdt.org/actu/article1023.html); voir également l’entretien accordé au WebPédagogique (http://lewebpedagogique.com/entretiens/rencontre-avec-francois-begaudeau/), ainsi que http://www.icem-pedagogie-freinet.org/travail-cooperatif/espace_organisation/actu/tv-cine/entre-les-murs. []
  9. Alors que dans le livre (p. 107), c’était le « prof » qui en disait quelques mots à sa place. []
  10. En témoigne le propos tenu dans la bande annonce du film : « Je constate qu’avant même de maîtriser un savoir, en l’occurrence l’imparfait du subjonctif, vous êtes déjà en train de me dire que ça sert en rien. » L’expression « maîtriser un savoir » a tout le lustre de la mode, mais elle ne rend pas le raisonnement plus concluant. Je peux parfaitement décider qu’il m’est inutile d’apprendre l’équitation ou le grec moderne sans être obligé de les maîtriser préalablement. En fait, ce qui est critiquable, c’est de décider sans réflexion ; mais François ne dit pas cela. — Plus tard, il parlera doctement d’« oralité » à ses élèves. []
  11. Dans le livre, le narrateur se moquait en permanence de l’élève qui s’obstinait à lui demander des dictées. []
  12. L’autobiographie, autre célèbre hypostase, apparaissait plus nettement dans le livre (p. 199-226). Pour le coup, il faut remercier François Bégaudeau d’avoir montré, en quelques scènes parodiques savoureuses, l’inanité d’une approche strictement générique pour des élèves de cet âge. []
  13. Cet épisode-là ne figure pas dans le livre. []
  14. En effet, cette séquence, qui se situait juste en début d’année dans le livre (pp. 15 sqq.), est placée bien plus tard dans le film, après la lecture du Journal d’Anne Frank. []
  15. Dans le livres (p. 60), il se contentait de remarquer intérieurement l’absence de conviction dans le ton. []
  16. Voir par exemple l’article de S. Kaganski dans Les Inrockuptibles (24 septembre 2008 ; http://www.lesinrocks.com/cine/cinema-article/entre-les-murs/?cHash=cbeb7b32c7). Voir aussi le communiqué du SGEN du 27 mai 2008 (http://www.sgen-cfdt.org/actu/article1676.html) qui y voit une célébration du « travailler autrement ». []
  17. http://www.meirieu.com/ACTUALITE/entrelesmurs.htm []
  18. On trouvera un florilège des déclarations de Laurent Cantet sur ce sujet dans un article de Laurent Dauré et Dominique Guillemin sur le film, reproduit par plusieurs site. Voir notamment http://www.rue89.com/2008/09/29/entre-les-murs-la-palme-de-la-demagogie []
  19. Par exemple Jacques Morice dans Télérama (27 septembre 2008 ; http://www.telerama.fr/cinema/films/entre-les-murs,318584,critique.php). []
  20. Dans le livre (pp. 238-239), la collecte pour les parents chinois est menée à bien et l’enveloppe est remplie avant que Marie annonce qu’elle est enceinte ; dans le film, à moins de supposer une ellipse qui n’est pas évidente, l’annonce empêche la collecte. En outre, Marie a apporté des chocolats ; dans le film, on passe au champagne. Enfin, dans le livre les enseignants suivent l’affaire de l’expulsion et vont même faire nombre au procès des clandestins chinois. C’est un des rares fils dramatiques suivis par F. Bégaudeau, et que Laurent Cantet a supprimé. Toutes ces modifications tendent à caricaturer à l’extrême l’inconsciente veulerie des enseignants. []
  21. Pour se faire une idée de la façon dont ils conçoivent leurs rôles respectifs, on pourra voir les entretiens donnés par deux d’entre eux : http://www.entrelesmurs-lefilm.fr/site/index.php/2008/09/30/48-fred-prof-dans-le-film-et-dans-la-vie et http://www.entrelesmurs-lefilm.fr/site/index.php/2008/09/30/49-vincent-prof-dans-le-film-nous-parle-de-l-optimisme-d-entre-les-murs []
  22. Dans l’énoncé du « Septième principe » : « Le poids imparti aux exigences techniques et aux exigences théoriques devra être déterminé… en tenant compte notamment des carrières professionnelles préparées et des caractéristiques sociales et scolaires des élèves concernés, c’est-à-dire de leurs capacités d’abstraction ainsi que de leur vocation à entrer plus ou moins vite dans la vie active. » Il est inutile de chercher longtemps le sens de cette formule alambiquée. []
  23. « Je voulais… montrer [l’école] comme une caisse de résonance, un lieu traversé par les turbulences du monde, un microcosme où se jouent très concrètement les questions d’égalité ou d’inégalité des chances, de travail et de pouvoir, d’intégration culturelle et sociale, d’exclusion. » (http://www.entrelesmurs-lefilm.fr/site/index.php/2008/07/15/7-entretien-avec-laurent-cantet-et-francois-begaudeau). []

Universitaire Membre de la commission Ecole de l'UFAL

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