L’institution scolaire et le principe de laïcité

C’est à la République que nous devons l’invention de l’école publique. Cette dette est double : la République a non seulement inventé l’école publique comme institution, mais l’a aussi inventée comme concept. En cela, l’école publique n’est pas seulement un objet institutionnel et politique : elle est aussi un objet de pensée. Si l’institution scolaire est tributaire de l’histoire et de ses déterminations contingentes, l’école publique comme objet philosophique est tributaire de principes qui se déploient en vertu de leur seule nécessité et qui articulent une conception du politique à une conception du savoir trouvant son point d’ancrage dans l’épistémologie cartésienne et dans l’encyclopédisme des Lumières.

Si le lien entre laïcité et école publique est un lien puissant, c’est parce que le principe de laïcité intervient, dans la constitution de l’école publique, à un double niveau : au niveau politico-juridique mais également à un niveau plus fondamental et philosophique. Sur le plan juridique, la laïcité a rendu possible la sécularisation de l’école, opération qui l’a faite exister comme institution publique. On sait que l’histoire de l’institution scolaire a été, en France, fortement marquée par la lutte contre l’Église qui, sous l’Ancien Régime, détenait le monopole de l’enseignement. En arrachant l’enseignement aux forces qui voulaient le réduire à une entreprise d’édification des âmes, les républicains ont institué l’école publique, lieu dans lequel les fonctionnaires sont soumis à l’obligation de neutralité. Mais l’école publique est bien davantage qu’une institution neutre : la laïcité n’est pas seulement un principe extérieur qui la protège des intérêts particuliers et du prosélytisme religieux, elle est constitutive de l’école elle-même. C’est la raison pour laquelle l’école publique est la seule institution qui, comme l’a rappelé la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école primaire et secondaire, étend l’obligation de neutralité aux « usagers », c’est-à-dire aux élèves. A l’école, le élèves sont amenés à réaliser l’opération qui est au principe même du régime de laïcité : à se constituer comme des atomes déliés des structures moléculaires dans lesquels ils sont pris par ailleurs (liens familiaux, liens communautaires, etc.), non pour s’y arracher définitivement, mais pour les mettre à distance et travailler ainsi à dégager leur pensée des opinions, voire des préjugés qui l’aliènent. Par la confrontation aux savoirs, par le long détour des humanités, l’élève est convoqué à se diviser, division sans laquelle aucune réforme de la pensée n’est possible. L’espace scolaire, réduit à ce lieu qu’est la classe, est, en cela, un espace isomorphe à celui de l’association politique. La classe idéale est une « classe paradoxale »((Le concept de « classe paradoxale » est un concept logique qui a été forgé par Jean-Claude Milner dans Les noms indistincts, Paris : Editions du Seuil, 1983)) où des sujets existent non par ce qui les particularise et les détermine socialement (leur âge, leur origine sociale, etc.) mais par ce qui les distingue, c’est-à-dire par ce qui les singularise : par leur goût pour telle ou telle matière, par leur talent dans telle ou telle discipline, par leur passion pour telle ou telle oeuvre. Grâce l’intellection des savoirs que l’école transmet, les élèves font l’expérience concrète de la liberté : ils comprennent par les seules forces de leur entendement, et rien, alors, ne leur dicte ce qu’ils pensent. Ce faisant, les élèves font l’expérience concrète de l’égalité : ils ne sont plus des individus déterminés socialement, mais des sujets convoqués au même effort et aux mêmes exigences((Je reprends ici l’analyse que fait Catherine Kintzler dans son ouvrage incontournable Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris : Vrin, 2007)). On pourrait aller jusqu’à dire qu’ils font aussi, à l’école, l’expérience de la fraternité : non pas tant celle de la camaraderie (nul n’est besoin de l’école pour cela), que celle de la concorde qui lie sans pour autant totaliser, qui réunit ce qui ne pourra jamais former une unité ou un corps, à savoir des sujets déliés et singuliers.

L’instruction publique comme paradigme

S’il revient à la IIIème République d’avoir fait exister l’école publique comme institution, ce sont les révolutionnaires qui, dès 1791, en ont conçu le concept. Il revient à Condorcet d’avoir donné au concept d’école sa forme théorique la plus aboutie. Condorcet part d’un constat : il ne suffit pas de déclarer l’égalité en droits des citoyens pour que ceux-ci soient effectivement égaux ; il ne suffit pas de leur donner des droits-libertés pour qu’ils soient effectivement libres. Sans instruction, on ne peut « établir entre les citoyens une égalité de fait » ; sans instruction, les citoyens ne peuvent jouir effectivement des libertés que leur garantit la Constitution : « Vainement aura-t-on déclaré que les hommes ont les mêmes droits ; vainement les lois auraient-elles respecté ce premier principe de l’éternelle justice, si l’inégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue »((Talleyrand-Périgord, ancien évêque d’Autun, reprend à son compte cette thèse dans son Rapport sur l’instruction publique fait au nom du comité de constitution à L’Assemblée nationale les 10, 11, et 19 septembre 1991 : «Les hommes sont déclarés libres ; mais ne sait-on pas que l’instruction agrandit sans cesse la sphère de la liberté civile, et, seule, maintient la liberté politique contre toutes les espèces de despotisme ? Ne sait-on pas que, même sous la constitution la plus libre, l’homme ignorant est à la merci du charlatan, et beaucoup trop dépendant de l’homme instruit ; et qu’une instruction générale, bien distribuée, peut seule empêcher, non pas la supériorité des esprits qui est nécessaire, et qui même concourt au bien de tous, mais le trop grand empire que cette supériorité donnerait, si l’on condamnait à l’ignorance une classe quelconque de la société ? Celui qui ne sait ni lire ni compter, dépend de tout ce qui l’environne ; celui qui connaît les premiers éléments du calcul, de dépendrait pas du génie de Newton, et pourrait même profiter de ses découvertes »)), écrit Condorcet dans son Premier mémoire sur l’instruction publique((Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris : Flammarion, 1994, préfacé par Charles Coutel et Catherine Kintzler)).
L’invention d’une école conforme aux principes républicains exigeait la construction d’un nouveau paradigme. On entend ici par paradigme un ensemble de propositions simples occupant la place de fondement et opérant comme modèle. Le paradigme républicain peut être énoncé à partir des trois propositions suivantes :

  • Première proposition : l’école a pour fin la liberté.
  • Deuxième proposition : il n’est pas de liberté possible sans instruction.
  • Troisième proposition : l’instruction consiste en une transmission raisonnée des savoirs.

La première proposition présuppose qu’un citoyen libre est un citoyen éclairé. Elle a pour implication l’universalité de l’école : si la liberté est la première fin que doit viser le politique, alors tous les individus devront être instruits((Ce principe trouve sa traduction dans le droit, en particulier dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1791, article 22 : « L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir le progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens »)). De là découle la nécessité de créer une instruction publique : si l’instruction est un droit-créance, alors l’école doit exister comme une institution placée sous l’égide de la sphère de l’autorité publique.

La seconde proposition présuppose que l’ignorance est une source d’aliénation. Si l’école doit instruire, c’est parce que le savoir est en lui-même libérateur : il libère de la tutelle de ceux qui savent et qui pourraient profiter du pouvoir que leur confère le savoir.

La troisième proposition présuppose que tout savoir n’a pas à faire l’objet d’une instruction : il y a des savoirs qui ne sont pas du ressort de l’école, cette dernière devant privilégier ceux dont la maîtrise permet d’envisager tous les champs de la connaissance.

De ces trois propositions découlent la conséquence suivante : le lieu naturel de l’école est la classe. L’instruction suppose en effet un lieu à l’abri des bruits du monde et dans lequel les savoirs peuvent être déployés en vertu de leurs principes, selon un ordre rationnel.

La grande équivoque

La défense de l’école publique est l’un des rôles historiques que la gauche a endossé. Mais le mot d’ordre « défendre l’école publique » est en réalité équivoque. Il peut revêtir une signification minimale : défendre l’école publique signifie alors défendre l’école comme institution nationale. Dans cette perspective, la question des moyens devient centrale. De fait, elle est devenue la seule revendication de la gauche en matière d’école : demander l’assignation des fonds publics à la seule école publique((Une telle revendication revient à abolir la loi Debré du 31 décembre 1959, loi qui est à l’origine de la création d’établissements privés sous contrat) )), dénoncer la suppression des postes d’enseignants, tels sont les deux chevaux de bataille de la gauche dans son combat en faveur de l’école publique. Mais la défense de l’école publique peut aussi revêtir une signification maximale : défendre l’école publique revient alors à défendre non seulement l’école comme institution, mais aussi comme concept. Cette équivoque est à l’origine de la fameuse « querelle de l’école » qui a éclaté dans les années 80. Il n’est pas certain que l’équivoque soit aujourd’hui entièrement levée.

La « querelle de l’école » ne saurait être confondue avec ce que les média ont pu appeler la « guerre scolaire », qui opposa les partisans de l’école publique aux partisans de l’école privée, et dont la manifestation du 16 janvier 1994 contre la révision de la loi Falloux fut, dans les dernières années, l’acmé. On ne rappellera jamais assez que la « querelle de l’école », à la différence de la « guerre scolaire » est interne à la gauche. Elle a produit, au sein de la gauche, un clivage entre « pédagogistes » et « anti-pédagogistes ». Le pédagogisme désigne la position de ceux qui, tout en défendant l’école publique comme institution, entendaient la réformer. En l’occurrence, le mot « réforme » désignait une révolution profonde, puisque son enjeu n’était rien de moins qu’un changement de paradigme. Si le pédagogisme est polymorphe et recouvre, dans les faits, des propositions qui se distinguent par leur degré de radicalité, il trouve son point d’ancrage dans la remise en question du paradigme républicain supposé ringard, accusé d’être élitiste et de favoriser la reproduction sociale.

Depuis les années 80, les différentes réformes que le pédagogisme a inspirées en ont épuisé toutes les déclinaisons possibles : du pédagogisme radical qui remet en question le principe même de séparation entre l’école et la société civile et qui demande une école « ouverte sur la vie », au pédagogisme bienveillant qui entend seulement « mettre l’enfant au coeur du système », en passant par le pédagogisme habile qui, sous couvert de préserver à l’école son objet, à savoir l’instruction, en rend impossible l’exercice (en dénonçant le principe du redoublement, voire celui de la notation jugée stigmatisante) et qui substitue aux savoirs une pédagogie déconnectée des disciplines, sans oublier le pédagogisme loufoque inventeur d’une novlangue qui fait aujourd’hui sourire (on se souvient de l’« apprenant » et du « référentiel bondissant ») et de méthodes heureusement abandonnées depuis (on citera, parmi un vaste florilège, la méthode d’apprentissage de la lecture par hypothèses et l’incitation à ce que l’élève construise lui-même des savoirs qu’il n’a pas encore acquis), les différentes figures du pédagogisme sont désormais connues. Quelles que soient les propositions énoncées, et en dépit des dénégations de ses représentants les plus éminents, le pédagogisme a pour objectif la liquidation du paradigme républicain. La finalité de l’école n’est plus la liberté (qui suppose la maîtrise des savoirs et l’usage critique de la raison), mais l’épanouissement des individus. Son objet n’est plus l’instruction mais la transmission de « valeurs », l’acquisition de savoir-faire, voire de « savoir-être ». Il s’agit moins d’instruire que d’éduquer. Son lieu naturel n’est plus la classe, mais tout ce qui existe « hors-les-murs ».

Le paradigme pédagogiste est arrivé aujourd’hui au terme de sa logique. Non seulement l’école n’existe plus comme concept mais elle n’existe même plus comme institution : elle est un espace inclus dans la société dont elle hérite de tous les maux et qui lui dicte ses exigences. Son rôle n’est plus d’instruire mais de répondre aux « problèmes sociaux » et aux demandes de ses « usagers » (les élèves et leurs parents). On assiste par conséquent à un étrange paradoxe : l’école réformée est une école descolarisée, conçue comme un marché sur lequel les élèves viennent chercher des « compétences » et non plus comme le lieu de la skolé, mot grec qui désignait cette forme de loisir qui n’a rien à voir avec le jeu et l’amusement, où la pensée n’a affaire qu’à elle-même et peut travailler à se réformer((On lira sur ce point les très belles analyses de Jacques Muglioni dans L’école ou le loisir de penser (Paris : CNDP, 1993) mais également Les propos sur l’éducation d’Alain (Paris : Presses Universitaires de France, 1986) )).

Les alliances paradoxales

L’équivoque est telle qu’elle a pu donner lieu à des alliances paradoxales. Ainsi, la droite nationale catholique s’est rangée du côté de l’anti-pédagogisme et, par une étrange ironie de l’histoire, s’est retrouvée à défendre le paradigme républicain. Comment expliquer cette alliance objective ? Les raisons que l’on pourrait avancer sont multiples. On en retiendra une, qui est conjoncturelle. La « querelle de l’école » a fini par diviser l’enseignement catholique privé. Rien d’étonnant à cela : le pédagogisme n’est jamais qu’un avatar du christianisme de gauche. Grâce à l’influence du syndicalisme chrétien, très puissant dans les années 70, il avait trouvé comme terrain de prédilection et d’expérimentation l’école publique((Dès les années 80, Jean-Claude Milner débusquait le lièvre dans un livre qui lança la querelle et qui n’a rien perdu de son actualité : De l’école, Paris : Editions du Seuil, 1984)). Mais l’idéologie pédagogiste est restée très influente dans l’enseignement catholique. Rien d’étonnant, donc, à ce que ce clivage réapparaisse aujourd’hui à l’intérieur de l’enseignement privé.

Parallèlement, on assiste, depuis plusieurs années, à une autre alliance objective, cette fois-ci entre la droite néolibérale et le pédagogisme. La droite néolibérale a compris que, pour affaiblir l’école publique et accélérer de ce fait la libéralisation de l’enseignement, la stratégie la plus habile et la plus efficace consistait moins à attaquer frontalement l’école publique qu’à liquider insidieusement le paradigme républicain. Une école publique puissante, fidèle à ses principes, constitue de fait un obstacle à l’extension du secteur de l’enseignement privé. Le rapport rédigé en 1995 par Christian Morrisson pour l’OCDE, fleuron de la technocratie, et sobrement intitulé La faisabilité politique de l’ajustement dans les pays en voie de développement a le mérite de dire les choses clairement. Ce rapport présente une certain nombre de mesures visant à réduire le déficit budgétaire des pays développés -en fait, à désengager les Etat des secteurs qui étaient jusque-là soustraits à la logique du Marché. Au titre des mesures « peu dangereuses » (celles qui ont l’avantage d’éviter le mécontentement social), Christian Morrisson conseille de ne pas diminuer la quantité de service mais sa qualité : « On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles et aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves et d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité d’enseignement (souligné par nous) et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte qu’on évite un mécontentement général de la population ». Le programme a été appliqué en France, avec les conséquences que l’on sait : les différences de niveau entre les établissements sont criantes et risquent de s’accentuer avec la suppression de la carte scolaire ; la baisse du niveau général accélère la fuite des élèves les plus favorisés vers les établissements privés qui n’ont jamais été aussi fleurissants ; la remise en question du redoublement rend de plus en plus difficile le maintien des exigences en matière de maîtrise des savoirs. Les récents rapports sur la réforme du lycée (le rapport Apparu et le rapport Descoings) reprennent complaisamment l’idéologie pédagogiste. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que le rapport Apparu cite abondamment les propos de Philippe Meirieu qui en fut le représentant le plus habile. Pas plus qu’on ne s’étonnera que ce dernier ait encouragé, en pleine polémique sur la question de la réduction des postes à l’Education Nationale, l’abolition du redoublement à la fin de la Seconde, au motif qu’une telle abolition permettrait de faire des économies supplémentaires. Force est de constater qu’il existe aujourd’hui un pédagogisme de droite, nouvelle figure qui est née au sein de la droite « décomplexée », ralliée au néolibéralisme sarkozien((Le pédagogisme de droite est prompt, ces derniers temps, à fustiger le lycée « napoléonien », taxé d’être « militaire » et de ne pas assez se soucier des demandes des élèves. Cela n’empêche pas les pédagogistes de droite de demander que les établissements scolaires soient davantage sécurisés, au point de poser la question de l’opportunité d’une présence policière dans l’enceinte de l’école. La dénonciation du lycée « napoléonien » n’est qu’un énième prétexte pour accélérer la liquidation du paradigme républicain)). Le pédagogisme de droite n’est pas un pédagogisme de conviction ni d’adhésion : c’est un pédagogisme de circonstances, un moyen stratégique visant à accélérer le démantèlement de l’école publique.

Défendre l’école publique

Si l’on veut défendre efficacement l’école publique, il convient de lever cette équivoque. L’école publique exige d’être défendue comme institution et comme concept. Défendre l’école comme service public ne suffit pas. La revendication des moyens restera vaine si l’on poursuit la liquidation du paradigme républicain. Après trente années de « querelle de l’école », il est temps, pour la gauche, de clarifier le modèle qu’elle entend défendre pour l’école publique et de rompre avec l’idéologie pédagogiste. Considérer que le seul clivage existant est celui qui oppose les réformateurs de gauche aux conservateurs de droite nostalgiques de « l’école d’antan » revient à commettre une grossière erreur d’analyse (puisqu’il existe un anti-pédagogisme de gauche qui n’est pas un anti-pédagogisme de nostalgie ou de tradition, mais une fidélité au paradigme que les républicains de 1791 ont construit). Mais cela revient aussi, et surtout, à se condamner à l’impuissance.

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