En parlant d’«enseignement laïque de la morale» plutôt que de «cours de morale laïque», le récent rapport remis à Vincent Peillon lève un malentendu : l’enseignement qui sera dispensé du cours préparatoire à la classe terminale à partir de la rentrée 2015 ne sera ni moralisateur ni doctrinal. Il devra être «laïque», c’est-à-dire libre et raisonné. Mais cette clarification bienvenue s’accompagne d’une modification moins remarquée. Le projet d’un enseignement moral autonome est abandonné au profit d’une fusion des divers cours d’éducation civique en vigueur, sous la bannière désormais unifiée d’un «enseignement moral et civique».

Rendu inséparable de l’éducation civique, l’enseignement laïque de la morale n’engage aucune conception de l’existence ou du bien ultime. Il se réfère aux seules valeurs fondatrices de la République : la liberté et l’égalité, la justice, le respect de la personne humaine, la solidarité. Symétriquement est affichée la dimension morale de l’instruction civique. Il ne suffit pas que les élèves connaissent les lois et comprennent que, dans un Etat de droit, aucune liberté n’est absolue. L’école ne se contente pas d’apprendre à obéir à la loi par peur du gendarme. Elle vise la disposition subjective de l’élève. Comme l’indiquait Bachelard, «une éducation morale doit former une volonté « solitaire » d’action « sociale »».

Cet enseignement ne saurait assurément être limité au travail en classe, et le rapport préconise de l’inscrire parmi les missions de la «vie scolaire». Le principe de l’intérêt général peut être mobilisé pour s’appliquer au comportement de chacun. Considéré comme un sujet responsable de l’injustice qu’il commet lorsqu’il nuit au travail de tous, l’élève serait ainsi élevé au-dessus de la condition d’usager, de consommateur ou de vendeur de compétences, dans laquelle l’enferme «la nouvelle école capitaliste».

L’école est-elle aujourd’hui capable d’éveiller au respect de l’intérêt général ? Les sermons étant de toute façon sans effet dans les lycées de centre-ville comme dans ceux des banlieues défavorisées, resterait à réfléchir aux formes que prendrait l’enseignement moral et civique : étude de textes ou d’œuvres culturelles, analyse de dilemmes, production de dossiers individuels ou collectifs. Cependant, le rapport ne masque pas l’état déplorable de l’école publique, allant jusqu’à observer que l’exhortation morale au respect entre souvent dans une vaine concurrence avec le «respect « mafieux » autorisé par le droit du plus fort». L’aveu paraît d’autant plus cruel que le rapport cite en exergue Jaurès, pour qui l’enseignement civique devait avoir «pour âme le respect de la personne humaine, de la dignité humaine». On mesure, plus d’un siècle après, l’immensité de la tâche restant à accomplir. On peine surtout à envisager comment, dans un tel contexte, un «enseignement moral et civique» aurait quelque chance d’être mieux «respecté» que les enseignements de musique, de français, de chimie, ou que les actuels cours d’éducation civique. Il est vain d’espérer que l’école enseigne des valeurs qu’elle ne parvient pas à imposer, et qu’elle contredit même, en laissant prospérer en son sein la concurrence et le caporalisme.

Le rapport tente de contourner la difficulté en proposant que ce nouvel enseignement ait pour objet «la transmission des valeurs de la République». Il tranche en cela avec la vulgate selon laquelle transmettre, ce serait «reproduire» des préjugés et des habitudes aliénantes, entraver la «construction» autonome de l’élève, adopter à son égard une position dominante. Transmettre des valeurs ne revient pas à les imposer ou les faire admettre comme s’il s’agissait de faits naturels. C’est les faire découvrir comme des exigences. On montre alors que les valeurs impliquées dans l’idée républicaine sont des idéaux ayant donné lieu à des combats et des victoires, mais aussi à des hésitations, des trahisons et des transformations. A l’opposé de toute morale d’Etat, l’enseignement moral et civique s’inscrit dans la filiation de ce que l’école laïque des commencements nous a légué de meilleur : il veut permettre à chacun de se juger et de juger les normes de la société existante.

Mais peut-on à la fois dispenser un enseignement de nature critique et laisser l’école sous l’emprise des «compétences à acquérir» par lesquelles on formate des sujets économiques adaptatifs ? Le trait distinctif de l’école est la transmission des connaissances fondamentales, patiemment acquises et consolidées. Elle en fait éprouver leur valeur intrinsèque. Son horizon est l’universalité. «Un enfant ayant fait une addition suivant ses règles, disait Descartes, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver.»

L’instruction prouve sa valeur morale quand elle fait comprendre qu’autour de l’idée vraie les hommes se rendent autonomes, égaux et même solidaires. Un «enseignement moral et civique» ne prendra sens que dans une école refondée sur la valeur de la connaissance.

Par Pierre Hayat, professeur de philosophie et membre de la commission Ecole de l’UFAL
et Nicolas Franck, professeur de philosophie, vice-président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public

Tribune publiée sur le site de Libération

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